L’homme par qui le scandale est arrivé

Qui est Monsieur M. ?

d'Lëtzebuerger Land du 18.01.2013

C’est l’homme par qui les affaires des écoutes et la mise en cause des méthodes du Service de renseignement de l’État sont parties : M., 53 ans, a été un peu oublié par l’actualité et les auditions publiques des patrons successifs du Renseignement devant la commission d’enquête parlementaire, alors que tout tourne autour de lui, à commencer par les écoutes supposées au palais grand-ducal en 2006 entre le Grand-Duc Henri et le Premier ministre Jean-Claude Juncker, CSV. C’est lui aussi dont les communications (fixe et mobile) devaient être interceptées après le feu vert du chef du gouvernement à l’ancien directeur du Srel, Marco Mille (d’Land du 11 janvier). Or, après un volte-face et sans doute parce que le rôle d’un de ses agents, K. apparaissait de plus en plus brouillé, Mille se contentera d’une écoute (en dehors de la procédure) sur le téléphone test du Srel entre K., précisément, et M., les deux hommes, en dépit de leur différence d’âge, étant très proches l’un de l’autre. Le lien entre eux venait du paternel de K., lui-même policier, qui avait été gravement blessé à la jambe lors d’une fusillade dans la boîte de nuit Bugatti, établissement que fréquentait également M. Après son accident, le père de K. sera affecté au service de prévention des cambriolages de la police. À ce titre, il sera l’interlocuteur des victimes de cambriolages et lorsqu’on le poussait un peu, et bien qu’il était tenu au devoir de neutralité sur les prestataires de services d’alarme, n’hésitait pas à recommander les services de l’entreprise de M., spécialisée dans la pose de systèmes de sécurité. Sa société a fait de nombreuses installations d’alarme au domicile de personnalités luxembourgeoises, parmi lesquelles des députés et d’anciens magistrats. Dans l’entretien pirate avec Juncker en janvier 2007, Mille présente M. comme un informateur de la police et du Srel, dont on n’a pas retrouvé la « fiche » d’identification, ni le pédigrée, ce qui est assez suspect en soi. Le Land avait révélé (d’Land du 30 novembre 2012) que M. avait procuré pour quelque 28 000 francs luxembourgeois du matériel d’écoutes (illégal) aux policiers luxembourgeois ; sa société aurait même facturé la livraison, sans que les traces des factures aient pu être exhumées. Si M. intéressait au plus haut point le Srel, c’est en raison de sa possession supposée d’un enregistrement, lui aussi pirate, entre le Grand-Duc Henri et Jean-Claude Juncker qui aurait porté sur l’affaire du Bommelëeer, mais que jusqu’à présent, personne à part  M., présenté comme un roi du bidouillage électronique, ne serait parvenu à décrypter, pas même les experts du renseignement mandatés en novembre par la Commission du contrôle parlementaire du Srel pour faire parler le CD. Deux hypothèses se posaient en janvier 2007, au moment où M. remet ce CD à Mille, après beaucoup d’hésitations, la consultation de son avocat italien et les pressions : soit l’enregistrement entre le chef de l’État et celui du gouvernement était imaginaire, soit il était bien réel. Dans les deux cas, il s’agissait pour le renseignement luxembourgeois de prendre l’affaire au sérieux. Et si l’existence d’un enregistrement était avérée, la question était aussi de déterminer qui l’avait fait ? M., qui avait été longuement cuisiné sur sa provenance, a toujours prétendu l’avoir reçu de deux personnes venant du Palais grand-ducal. Il cita notamment le nom de O., un secrétaire d’un aide de camp du Grand-Duc, information qu’aucune autorité n’a d’ailleurs jamais encore vérifiée. L’histoire d’une intervention de deux proches du palais est peut-être tirée par les cheveux pour cacher que M. aurait tout aussi bien pu en être l’auteur. D’autant que son profil fait ressortir un grand spécialiste des écoutes téléphoniques et qu’il a entretenu une certaine proximité avec des personnes proches du dossier des poseurs de bombe. La technologie utilisée pour espionner ce qui se disait dans le bureau du souverain luxembourgeois fait penser que les « plombiers » du palais grand-ducal n’étaient pas des « bleus » : le système assez ancien de cryptage du CD, Cryptovox, avait été développé par la firme suisse Crypto AG, appartenant à Siemens et qui fut décrite comme l’« enfant secret » de la firme allemande et qui aurait, selon la presse américaine, conclu des accords secrets avec l’agence américaine NSA, permettant ainsi, lors de la guerre froide, une transcription simultanée des messages codés. La technologie utilisée par Crypto AG a des airs de famille avec le système de cryptage Harpoon (fabriqué par AEG), qui équipait les réseaux du stay behind, notamment au Luxembourg. Ces systèmes cryptés ne se vendaient que sur la base d’un end-user certificate, c’est-à-dire seulement aux gouvernements. C’est un des points que l’enquête judiciaire devra probablement déterminer, s’il n’y a pas prescription. M. appartenait-il à cette mouvance du stay behind ? Il avait en tout cas de solides relations avec les policiers, dont le père de l’agent K., et entretenait également des liens avec les milieux de la criminalité : drogue, trafic d’armes et prostitution. Il est à ce titre surprenant d’entendre Mille, dans sa conversation avec Juncker, évoquer froidement le parcours de M. et son trafic de traite des femmes qu’il ferait avec la Thaïlande, et considérer que ce volet du personnage ne le concernait en rien. Or, tout fonctionnaire ayant connaissance d’une infraction a le devoir de la dénoncer à la justice, particulièrement des faits aussi graves que la traite qui n’ont pas fait non plus bondir de sa chaise plus que ça le Premier ministre lorsqu’il en a été informé. Le passé douteux de M. n’a pas non plus posé de problèmes aux policiers pour en faire leur indicateur, ni au Srel avec lequel il a également travaillé. Le profil de professeur Nimbus de M., et ses connaissances très poussées en matière de téléphonie et d’écoutes (il avait travaillé pour La Téléphonie lorsqu’il avait une vingtaine d’années) devaient en faire un collaborateur précieux. L’ancien indic a d’ailleurs fourni trois noms d’agents et collaborateurs avec lesquels il avait traité au Srel : l’un était issu de la police, le second venait de l’Entreprise des postes et télécommunications et un troisième était un agent « patenté » du renseignement, qui a fait depuis lors une belle carrière chez un opérateur Internet. Si la fiche de M. a été perdue dans la « boîte noire » du Srel, son curriculum vitae judiciaire n’a pas été entièrement effacé : son nom apparaît ainsi en 1982 dans une plainte déposée par deux employés de la compagnie d’assurance La Prévoyance sociale (devenue depuis lors Vivium), appartenant à des syndicats socialistes belges. Craignant sans doute que cette entreprise répertoriée à gauche ne contamine idéologiquement la population luxembourgeoise, La Prévoyance sociale faisait l’objet d’un contrôle discret mais serré de la police, se souvient un de ses anciens dirigeants contacté par le Land. Ce dernier se rappelle aussi très bien avoir recruté M. comme agent d’assurance dans les années 1980. Il sera très vite soupçonné par deux de ses collègues d’avoir posé des micros dans la compagnie et d’enregistrer ses dirigeants à leur insu, assure l’ancien dirigeant qui reconnaît, plus de trente ans après les faits, que les soupçons étaient sans doute exagérés. Il n’en reste pas moins qu’ils valèrent à la compagnie la visite de policiers pour vérifier si des micros n’avaient pas été placés. Le contrôle s’avèrera négatif. La plainte qui aurait été déposée en 1982 à la gendarmerie par deux agents de La Prévoyance au nom de la société contre M., a débouché sur une perquisition de son domicile. Plusieurs de ses collègues assureurs s’étaient rendus chez lui quelques semaines auparavant et le jeune M., alors âgé de 23 ans, leur avait alors fièrement exhibé son arsenal d’espionnage, dont un scanner, un capteur, une collection impressionnante d’armes (il disposait d’un port d’arme en règle et était inscrit dans un club de tir à Hespérange), des explosifs (25 kilos) et des détonateurs. Il leur avait même fait une démonstration en live depuis chez lui pour intercepter des communications à La Prévoyance, qui avait ses bureaux à Belair. M. indique à ses collègues avoir acheté les armes en Belgique et les revendre « au noir » au Luxembourg. Le jeune homme se vante également d’avoir des connexions dans le « milieu », en fréquentant notamment les fils du cabaretier Hoffmann. Il fait aussi dans la drogue et fournit d’ailleurs gratuitement pour 10 000 francs luxembourgeois de l’époque de la poudre blanche à un des agents de La Prévoyance sociale, selon ses accusateurs. Lors de la perquisition, les enquêteurs de la gendarmerie tomberont effectivement sur des appareils d’écoutes pour les voitures, un détecteur de micro, un briquet espion avec son appareil d’écoute, un récepteur-capteur radio FM et un dictaphone. Ils ne trouveront pas en revanche la trace d’armes détenues illégalement ni d’explosifs, mais exhumeront des munitions de type Holowpoint, réputées extrêmement dangereuses, et qui n’étaient pas adaptées au tir sportif. Sur la cassette du dictaphone saisi chez M., les gendarmes dénicheront une conversation au sujet d’un deal d’héroïne, une discussion par radio du chef de la brigade volante de la gendarmerie avec ses patrouilles et un autre enregistrement par radio entre les agents de la section de recherche de la police. Pour se justifier, M. assura aux enquêteurs avoir acheté cet appareillage d’espionnage pour son seul usage personnel. Il a en outre formellement démenti avoir enregistré les forces de l’ordre, en prétendant avoir prêté son appartement à un ami d’origine italienne, comme lui (l’homme est aujourd’hui promoteur immobilier dans le sud du pays), également agent d’assurance dans une compagnie concurrente. L’ami dont il ne fournit aux enquêteurs que le prénom et un numéro de télépone, aurait fait ses écoutes en son absence. Lors de son audition, M. demandera aux gendarmes de pouvoir récupérer le matériel « très cher » qui lui avait été confisqué. Ces éléments laissaient penser les enquêteurs que M. aurait à répondre par la suite devant la justice. La juge d’instruction saisie alors du dossier s’appelait Éliette Bauler (il n’y en avait alors que trois au cabinet), mais l’affaire fut classée et M. n’eut depuis lors plus maille à partir avec la justice, jusqu’à ce que son nom réapparaisse en 2007, dans une conversation volée entre un Premier ministre et un patron du Service de renseignement.

Véronique Poujol
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