Chronique Internet

Libra sur la défensive

d'Lëtzebuerger Land vom 18.10.2019

Le projet de cryptomonnaie patronné par Facebook traverse une mauvaise passe. Sept partenaires de premier ordre, dont Paypal, Visa et Mastercard, ont quitté le navire, effrayés par les avis négatifs de législateurs américains et du ministère des Finances. Les banques centrales ont montré les crocs, suggérant que Libra pourrait avoir du mal à être agréé.

Point d’orgue de cette série noire : on a appris que Calibra, la filiale fintech de Facebook chargée de mettre en œuvre Libra, fait l’objet d’une plainte introduite par une autre jeune pousse du secteur, Current, qui l’accuse d’avoir plagié son logo (étonnamment similaires, les deux symboles proviennent de la même agence…). Lors d’une réunion de son Conseil d’administration ce lundi à Genève, le noyau dur de Libra Association a tenté de se remettre en ordre de bataille, annonçant l’arrivée de nouveaux partenaires et un effort de définition de sa gouvernance. Ce qui en est sorti n’a pas vraiment permis d’y voir plus clair.

Le groupe s’est doté d’une gouvernance basique provisoire et a nommé cinq membres de son Conseil d’administration, dont David Marcus, un des inspirateurs du projet, et Katie Haun, de la firme de venture capitalists Andreessen Horowitz. L’on ignore pour l’instant si les partenaires qui restent à bord ont déjà versé leur part, dix millions de dollars chacun, à l’écot. 1 500 organisations ont exprimé leur souhait de rejoindre le projet, dont 180 répondent aux critères de base adoptée par l’association, a précisé celle-ci. L’objectif affiché est d’en rassembler cent d’ici le lancement de Libra.

Les règles cruciales de gouvernance ne seront élaborées que par la suite, sans que l’on connaisse une date d’adoption. Pour un projet d’une telle ambition, tout cela évoque davantage les bricoleurs du dimanche que le sérieux, la dignité et la circonspection que l’on est en droit d’attendre de personnes aspirant à un rôle de gouverneur de banque centrale. Mark Zuckerberg, le CEO de Facebook, répondra le 23 octobre aux questions des membres de la Commission des services financiers de la Chambre des représentants : ce ne sera sans doute pas pour lui une partie de plaisir.

Nul doute que Facebook a abordé ce projet avec la même désinvolture que lorsque le réseau social faisait ses premiers pas et bénéficiait de la bienveillance accordée à une startup proposant des services sympas et gratuits. Lancer une monnaie susceptible d’être adoptée rapidement par ses 2,4 milliards d’utilisateurs est une toute autre histoire, et Zuckerberg a clairement sous-estimé la suspicion, voire la franche opposition, que pouvait susciter un tel projet, notamment de la part de ceux chargés de veiller au bon fonctionnement des circuits monétaires. Peut-on attendre sérieusement d’un groupe faisant montre d’un tel amateurisme qu’il soit à la hauteur sur des questions comme les risques de blanchiment ou d’évasion fiscale ? Et peut-on laisser une entreprise ayant fait preuve d’une négligence criminelle à l’égard des données personnelles de ses utilisateurs s’emparer de données additionnelles sur leurs paiements ?

Cela dit, l’attitude des banques centrales à l’égard des cryptomonnaies a elle aussi été empreinte d’un grand amateurisme. Lorsque le bitcoin a fait irruption sur leur radar, la plupart ont réagi avec agacement, comme face à une mouche importune que l’on veut écraser au plus vite. Ayant constaté l’inanité de cette attitude, elles ont ensuite tenté de comprendre de quoi il retourne et envisagé d’investir elles-mêmes ce nouvel espace ouvert par la technologie. Mais elles l’ont fait mollement et trop lentement, sans prendre toute la mesure ni du potentiel ni des risques qu’il comporte.

Pour se retrouver à présent prises au dépourvu par le projet mené à la hussarde par Facebook, découvrant, épouvantées, qu’un projet de cette taille risque aussi de saper l’efficacité de leurs politiques monétaires. Cette réaction tardive, couplée à la coupable passivité des autorités face à l’invraisemblable concentration des réseaux sociaux et messageries qu’a pu mener Facebook en gobant Instagram et WhatsApp, crée aujourd’hui une situation pratiquement inextricable – à moins d’un sursaut, tant à Washington qu’à Bruxelles, pour remettre l’hydre dans le bocal.

Jean Lasar
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