Waarden op de Godot

« D’Leit sinn Aarschlächer »

d'Lëtzebuerger Land du 27.02.2015

Quand on la traite en classe, la plus connue des pièces de Beckett, En attendant Godot, n’est jamais sans laisser de fortes impressions auprès des étudiants. Mais non seulement d’incompréhension – absence d’une véritable histoire et de ces marqueurs structuraux auxquels on s’attend d’habitude, comme une mise en situation ou un dénouement, ainsi qu’une communication constamment mise à mal –, mais également de stupéfaction devant ce que cet auteur s’est tout simplement permis de faire au théâtre (et on se rappelle que les premières représentations de la pièce furent un véritable scandale : on huait, on sifflait, on sortait en masse), voire d’admiration devant cette langue épurée, devant cette mise à nu de quelque vérités essentielles concernant l’homme : l’angoisse, la solitude, la condition humaine. Beckett, sans doute plus qu’aucun autre, c’est l’essence même du théâtre.

Guy Wagner a achevé la traduction de cette pièce que Beckett a d’abord publiée en français, en 1952, aux éditions de Minuit, en 2001. Mais il ne s’agissait pas de sa première traduction : il s’était déjà attaqué à Ohio Impromptu, en 1999, dix ans après le décès de Beckett, et un bon nombre d’autres pièces ont suivi, dont certaines ont été mises en scène sous l’impulsion du directeur du Théâtre d'Esch, Charles Muller, comme Endspill, en 2006 et Stëmmen a Stëllten, en 2011 (réunissant That Time, Rockaby, Ohio Impromptu et Krapp’s Last Tape, où Krapp fut joué par le regretté Marc Olinger). Waarden op de Godot est ainsi le troisième spectacle de Beckett présenté sous la régie de Charles Muller. Jules Werner et Germain Wagner interpréteront les rôles des deux vagabonds Vladimir et Estragon.

Pour Guy Wagner, ces traductions sont quelque chose comme une dette qu’il s’agit de repayer à l’immense auteur que fut Beckett, dont il n’est pas seulement un avide lecteur, mais dont il s’est senti si proche – ayant longuement réfléchi à la langue de Beckett, son écriture et sa pensée – qu’il était en mesure de réaliser cette œuvre (la traduction) de longue haleine qui a duré, avec des intermittences, plus de huit ans.

Le résultat final est certainement resté fidèle et très proche au langage épuré de l’auteur, à son rythme qui a quelque chose d’une rapidité qui a du mal à démarrer, mais il y a autre chose qui nous fascine dans la traduction d’En attendant Godot, de Guy Wagner, qui a plutôt à voir avec la tonalité, le registre de la pièce. « Je tenais à montrer que le luxembourgeois n’était pas moins à même que d’autres langues de tout dire, tout exprimer », dit Guy Wagner.

Et c’est exactement cela : simplement dit, le texte de Guy Wagner passe comme une lettre à la poste. En le donnant à lire à mes étudiants, ceux-ci éprouvaient un véritable plaisir à la lecture. Leurs commentaires variaient du « cela se lit très bien, c’est fluide » à l’habituel « il y a une authenticité dans ces dialogues ». Ce à quoi je répondais que « authenticité » ne voulait absolument rien dire en analyse d’un texte littéraire qui tente toujours d’imiter, plus ou moins (et ce plus ou moins est très important), une certaine norme langagière. Mais ce n’est pas tout à fait non plus d’imitation qu’il s’agit ici, mais Guy Wagner réussit à faire réapparaître dans son texte en luxembourgeois cette tonalité tout à fait étrange de la pièce, cette langue à la fois maladroite, cahoteuse, irrégulière, interrompue, fragmentée, familière et poétique, élégante, touchante, simple, minimaliste, immédiate – par exemple : « Estragon : Wat ass dat fir een [Bam] ? Vladimir : ‘t géif ee mengen eng Trauerweid. Estragon : Wou sinn d’Blieder ? Vladimir: Si wäert oofgestuerwe sinn. Estragon: Ausgetrauert. »

Il y a une dimension profondément humaine dans la relation de ces deux vagabonds, dans leur communication hasardeuse, dans leur façon de s’aimer et de se détester un peu, dans leurs répétitions naïves, comme si se parler était leur seule façon de défendre contre les forces entropiques du monde même, de constater qu’ils sont toujours en vie. Cette dimension a été préservée en langue luxembourgeoise, elle rayonne d’autant plus fortement, même.

Waarden op de Godot de Samuel Beckett, dans la traduction luxembourgeoise de Guy Wagner, mise en scène par Charles Muller, avec Mika Goevelinger, Fabienne Hollwege, Christiane Rausch, Germain Wagner et Jules Werner, a fêté sa première hier soir, jeudi, et sera encore joué ce soir 27 et demain 28 février au Théâtre d’Esch.
Ian de Toffoli
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