France

En colère

d'Lëtzebuerger Land du 11.01.2019

Le soulèvement populaire dit des « gilets jaunes » a repris de plus belle. En tout cas, c’est ce qui se dit et s’écrit à Paris et dans les grands médias. Mais depuis mi-décembre, quand les décomptes publics du ministère de l’Intérieur ont fait état d’une baisse du nombre de manifestants, la mobilisation avait-elle réellement reflué, dans les profondeurs du pays ? Au contraire, elle s’organisait pour se renforcer, comme en attestent les « vœux » écrits par la principale coordination du mouvement en réponse à ceux d’Emmanuel Macron, les « appels » à l’unité lancés par un groupe de Commercy, dans la Meuse, ou les nombreuses assemblées générales tenues plutôt à l’écart de la presse, comme à Toulouse et dans le grand sud-ouest.

Pour la France d’en haut, la relance de la mobilisation a néanmoins été rendue bien visible lors de l’« acte VIII », samedi 5 janvier, quand des défilés fournis étaient évidents dans de nombreuses villes, quand le chiffre gouvernemental du nombre de manifestants

est reparti à la hausse et quand diverses images de violences et de dégradations ont circulé en boucle sur les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux. Sans oublier les calmes manifestations de femmes du dimanche 6 janvier, nouveau témoignage que celles-ci entendent bien jouer, et jouent réellement, un rôle essentiel dans ce mouvement inédit depuis cinquante ans, à l’instar de la trentenaire d’origine martiniquaise Priscillia Ludosky, incarnation de la « force tranquille » de cette France qui ne veut plus se laisser dicter son avenir.

Dans l’actuel tumulte de propos et d’images qui accompagne cette lente et déterminée montée en puissance, les plus spectaculaires ne sont pas toujours les plus révélateurs, mais ils disent souvent le « fossé » qui s’est creusé entre d’une part la population décidée à se faire entendre, et d’autre part beaucoup de médias, une grande partie des forces de l’ordre, un large éventail du personnel politique et surtout le pouvoir exécutif.

Pêle-mêle, au cœur de ce surgissement permanent, on peut citer les insultes et agressions à l’égard de certains journalistes. Et des manifestants qui ne font plus guère confiance qu’à leurs comptes Facebook, au vidéaste de Brut Rémy Buisine ou à la chaîne russe RT France. Cet ancien boxeur qui a roué de coups un gendarme à terre à Paris puis s’est rendu, avant qu’une « cagnotte » sur internet recueille 117 000 euros en moins de 48 heures pour le soutenir. Ou encore ce commandant de police qui a frappé au visage un homme noir dos au mur à Toulon, quatre jours après avoir reçu la Légion d’honneur.

L’épisode le plus marquant a été l’arrachage grâce à un chariot élévateur du portail du ministère de Benjamin Griveaux, le porte-parole du gouvernement, qui a dû être évacué en urgence par une sortie secrète. Un acte revendiqué par un mystérieux commando dans un texte aussi ordurier que raciste, et qui rappelle que des factions d’extrême droite tentent de se greffer sur le mouvement pour en détourner les objectifs. Pourtant, l’image symbole du site « officiel » de « la France en colère » n’est-elle pas un cercle de mains de toutes couleurs, tournées les unes vers les autres ?

Pour tenter de freiner l’engrenage émeutier, le pouvoir macroniste compte reprendre la main par le « grand débat » annoncé par le président de la République, qui doit théoriquement débuter le 15 janvier. Mais n’est-il pas déjà mort-né ? Sur les ronds-points et dans les défilés se répète en tout cas la méfiance à l’égard d’un débat qui serait déjà confisqué ou verrouillé, en un mot de « l’enfumage ».

Le pouvoir exécutif en porte triplement la responsabilité. Primo, en ayant posé à l’avance ses conditions, comme mener à bien trois réformes controversées (indemnisation des chômeurs, fonction publique et retraites) ou ne pas rétablir l’impôt de solidarité sur la fortune. Secundo, en ayant jeté de l’huile sur le feu avec des propos sur la « foule haineuse » (Emmanuel Macron le 31 décembre) ou les « agitateurs qui veulent l’insurrection » (Benjamin Griveaux le 4 janvier). Tertio, en accentuant encore sa politique sécuritaire (annonce le 7 janvier d’une loi pour durcir les sanctions contre les « casseurs » et les manifestations non déclarées), après 5 339 gardes à vue et alors même que la répression a laissé des séquelles qui ne sont pas prêtes d’être oubliées. « Mains arrachées par les grenades, défigurations ou énucléations par des tirs de balles de défense, décès à Marseille : le bilan dépasse tout ce que l’on a pu connaître en métropole depuis mai-68 », a souligné au Monde Fabien Jobard, sociologue de la police.

Poursuivant leur propre chemin, les manifestants entendent, eux, se placer plus que jamais au cœur des débats : pour leur « acte IX », samedi 12 janvier, ils ont choisi de défiler à Bourges, centre géographique de l’Hexagone.

Emmanuel Defouloy
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