Pitz-Schweitzer

Le grand Buff

d'Lëtzebuerger Land du 10.12.2009

Au nez, c’est boisé et presque mielleux, en tous cas végétal, sans le moindre doute. On peut s’amuser à y retrouver les quelques herbes ou racines que tout non initié qui se respecte est en droit de connaître : la réglisse, la gentiane, le gingembre… Du colombo et un peu d’orange amère aussi, non ?

On fanfaronne, mais c’est qu’on a été partiellement mis au parfum par le détenteur du secret de fabrication. En bon distillateur, il distille l’information. Tant qu’il ne donne pas le nom et le dosage de tous les ingrédients… Plus de quinze plantes macérées à froid constituent ce breuvage vieux de presque quatre siècles, et la recette est absolument confidentielle comme il se doit. La robe est d’un rouge sombre liquoreux, aux reflets bruns, une couleur de mauvais augure pour un vin, mais peu importe, puisque le Buff appartient à la famille des spiritueux.

En effet, constitué à quarante pour cent d’alcool, il fait clairement partie des breuvages « riches en esprits » selon la formule consacrée, ceux qui très souvent donnent de l’esprit, surtout en fin de repas et en complément d’autre apports alcooliques. Quant au goût, et bien il suffit de dire qu’il est particulièrement vert pour les non-initiés, ou en tous cas qu’il suppose un apprentissage de longue durée, voire une mithridatisation sur plusieurs années de tradition familiale et luxembourgeoise.

Car il est vraiment luxembourgeois ce « Maagbitter Buff d’Echternach », au qualificatif judicieux qui n’est plus d’origine d’ailleurs, et qui en plus n’est plus d’Echternach. « Elixir stomachique », ça ne s’invente pas. C’est comme ça qu’il a été baptisé en 1720 par le professeur Herman (Armand sur les bouteilles) Boerhaave (1668-1738) de l’université de Leyde, Hol­lan­de, lorsqu’il mit au point la mixture. Enfin, l’histoire ne dit pas s’il avait baptisé sa décoction, mais l’appellation remonte très loin.

Cet éminent scientifique, contemporain et adversaire acharné de son compatriote Spinoza, était botaniste en plus d’être chimiste et physicien et élabora ce « nectar » pour soulager les douleurs et autres crampes d’estomac. De là à s’occuper de la commercialisation de son invention, il n’y avait qu’un pas que le bon professeur n’a jamais franchi, puisqu’il a vendu sa recette miracle à une famille du coin, les Buff. D’où ce nom curieux. Les aléas de l’histoire font que la recette voyage jusqu’au Luxembourg, avec un officier membre de cette famille, Ludwig ou Louis Buff, qui se met à la commercialiser à partir d’Echternach, désormais lieu unique et traditionnel de production pendant près d’un siècle.

À sa mort, le produit reste local grâce à la distillerie Ossyra, qui reprend le flambeau sur plusieurs décennies. En 1932, la formule et les droits de production sont rachetés par les Pitz d’Ettelbruck et trois générations plus tard, en 2007, le dernier descendant de ces maîtres distillateurs, l’actuel Jacques Pitz, ajoute – modernisation oblige – une dernière étape aux pérégrinations nationales de ce concentré d’amertume en l’installant dans la zone industrielle op der Héi, à Hosingen dans le nord du pays.

Pendant toutes ces années de production, le brave professeur Boerhaave est resté le saint patron du breuvage, lui garantissant ses vertus apaisantes par sa scientifique personnalité. Son nom et son effigie ont toujours été fidèlement reproduits sur l’étiquette bordeaux (couleur Buff ?) qui a continuellement labellisé le produit. Certes, un lifting fut nécessaire dans les années 1960, lorsque la désignation « élixir » ne fut plus consentie dans le cas de produits non pharmaceutiques. Mais très léger, le lifting. Au botox dirait-on aujourd’hui. Doré­navant simplement intitulée « Maag­bitter Buff », la bouteille restait reconnaissable au premier coup d’œil. Même graphie, même codes de couleur, même représentation de l’inventeur (mais réduction drastique de son nom en terme de place sur l’étiquette tout de même). Hors de question de moderniser le produit, nous nageons ici dans le principe même de la tradition. Inutile de changer une formule qui marche.

Car avec 35 000 litres par an, le Maag­bitter Buff constitue le tiers de la production totale des caves et de la distillerie nationale Pitz-Schweitzer, une petite entreprise familiale d’une dizaine de personnes qui semble perdurer, génération après génération. Tous ces litres sont écoulés au Luxem­bourg. La clientèle est locale, fidèle et croit fermement aux vertus apaisantes de la potion, à moins qu’elle ne soit attachée à son goût si particulier.

Reste que la famille Pitz du XXIe siècle n’a envisagé pour l’instant que la modernisation du système d’embouteillage et d’étiquetage, mais ne mise absolument pas sur une communication plus au goût du jour. Pour preuve – outre la vénérable étiquette – l’utilisation aujour­d’hui encore de slogans aux relents doucement désuets tels que « Après un bon repas un petit verre de Buff et l’estomac vous dit merci », ou encore : « Quand l’estomac grogne, donne-lui du Buff » qui apparaissent toujours sur les bouteilles, le site internet ou les pages de publicité occasionnelles. À quoi bon cibler une nouvelle clientèle ? La tradition joue pour eux, non ? Il ne s’agit pas d’un produit de mode, grands dieux non ! Et si un quotidien national rend un jour hommage à une vénérable centenaire luxembourgeoise dans ses pages locales, c’est comme par hasard avec un jeu de cartes Buff dans les mains qu’elle garde le sourire du haut de son siècle, en posant pour la photo de rigueur. La démonstration est faite. Le secret est là, auprès des gardiens de la tradition.

« Buffalo – Buff à l’Eau, Das beste und gesündeste Getränk der jetzigen Zeit » peut-on lire sur une publicité datant de 1918. Le jeu de mot méritait d’être mentionné. Coupé à l’eau gazeuse, au jus d’orange et même à la bière en apéritif, mais pur en digestif, le Buff se plie à toutes les volontés des consommateurs. La diversité des ingrédients qui le constituent lui permet de commencer et de terminer le repas, d’ouvrir l’appétit comme de faciliter la digestion. Après tout, c’est bien un professeur qui l’a élaboré, non ? Une potion magique, qui dispose désormais de sa propre page Wikipédia (en luxembourgeois) sur le net, la rendant incontournable dans l’iconographie liquoreuse nationale à côté du Père blanc ou du Casséro de Beaufort.

Romina Calò
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