Les réseaux, la pédagogie, le big data et la dématérialisation des démarches administratives : un entretien avec le ministre délégué à la Digitalisation, Marc Hansen (DP)

Différentes définitions de la digitalisation

d'Lëtzebuerger Land vom 08.11.2019

d’Lëtzebuerger Land : Vous êtes ministre délégué à la Digitalisation, donc vous devriez être le membre du gouvernement le plus branché. Pourtant, vous n’avez aucun compte personnel sur les réseaux sociaux, ni Facebook, ni Twitter ou Instagram. N’est-ce pas un peu bizarre ? Auriez-vous des doutes sur leurs bienfaits ?

Marc Hansen (sourit) : Je suis un ami des interactions « normales » entre les êtres humains, et je ne vois pas pourquoi je devrais communiquer sur tout et n’importe quoi sur les réseaux. Ne pas avoir de compte personnel est un choix délibéré, mon opinion n’est pas aussi importante qu’il faudrait que je la partage à tout moment et avec tout le monde. Le ministère a des comptes, via lesquels on communique, ce qui est important.

Le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) vient d’annoncer une augmentation budgétaire de l’ordre de neuf pour cent pour votre ministère en 2020, à plus de 162 millions d’euros ou 0,79 pour cent du budget de dépenses de l’État – ce qui est sensiblement plus que le ministère de la Culture (151 millions d’euros). La majeure partie de ce budget, 96 pour cent, va directement au Centre des technologies de l’information de l’État (CTIE). Que fait ce Centre et quelle activité motive cette augmentation ?

Le CTIE est un acteur essentiel de l’État : ce sont eux qui équipent nos administrations d’ordinateurs et de logiciels, des réseaux, des téléphones portables, des services Govcloud etc. – à l’exception de l’éducation nationale et de la sécurité sociale. Ensuite, ils sont les opérateurs et développeurs des services d’e-government : ils exploitent Myguichet.lu et Guichet.lu et assistent les ministères dans leurs projets de digitalisation des démarches administratives ou la gestion électronique des documents. Ils proposent aussi des solutions pour que toutes ces démarches deviennent aussi faciles à manipuler que possible. Nous venons par exemple de lancer l’application Govcheck, qui permet de vérifier l’authenticité de documents grâce à un QRCode, ce qui facilitera les démarches auprès de nombreuses administrations. En outre, nous faisons actuellement beaucoup d’efforts de numérisation dans l’Administration des contributions directes : Pour l’imposition des entreprises, cela fonctionne déjà assez bien, mais les particuliers devaient encore remplir des formulaires classiques en-ligne et envoyer des pièces attachées. Toute cette mise en place ne se voit pas forcément de l’extérieur, mais demande beaucoup de ressources humaines. On y met les moyens nécessaires. Ils sont déjà quelque 400 agents fixes et on va encore embaucher. À cela s’ajoutent bien sûr les consultants et fournisseurs de services. Avant 2018, le CTIE était simplement un service dépendant du ministère de la Fonction publique, mais désormais, il y a deux ministres en charge [Xavier Bettel, DP, en tant que ministre de tutelle et Marc Hansen comme ministre délégué, ndlr.], ce qui aide aussi pour débloquer les éventuelles mésententes entre deux administrations.

La digitalisation a plusieurs volets que le gouvernement actuel s’est promis d’attaquer en parallèle. Il y a d’abord le volet infrastructurel : vous préparez l’arrivée de la 5G et visez une couverture nationale en fibre optique. Le programme de coalition prévoit des projets pilotes en intelligence artificielle, par exemple en voitures autonomes, et mise sur l’installation de datacenters, comme celui de Google à Bissen. Y a-t-il une hiérarchie des priorités ?

D’abord, il faut savoir que la 5G est de la compétence du Service des médias du ministère d’État. Plus généralement, on doit souligner que nous avons d’excellentes infrastructures techniques, notamment des datacenters, qui ont les certifications les plus élevées, et la connectivité de nos réseaux vers les grandes capitales est reconnue à l’international. Depuis le début du millénaire, le Luxembourg a beaucoup investi dans ce domaine, et nous devons bien sûr continuer à le faire. Nous avons une e-embassy d’Estonie ici, qui ne viendrait pas s’installer si nos infrastructures n’étaient pas à la hauteur. Je reviens de Cologne, où j’ai assisté à la foire Digital X, où je n’ai eu que des retours positifs sur nos infrastructures. Nous devons constamment garder en tête les questions de sécurité, bien sûr.

Par contre, nous sommes assez mal placés encore dans les classements internationaux en ce qui concerne les service e-government, ce sera ma priorité de changer cela. Mon deuxième souci est celui de l’inclusion numérique – qui a une définition un peu différente dans un pays où 95 pour cent de la population a accès à Internet. Au Luxembourg, nous devons moins trouver des solutions technologiques pour cette inclusion que des réponses pédagogiques pour les citoyens qui n’ont pas les compétences techniques nécessaires, qui ont peur ou ne se sentent pas à l’aise.

Vous savez, tout le monde a une autre définition de ce qu’est la digitalisation. Quand j’ai été nommé ministre de ce portefeuille, tous ceux qui m’ont interpellé sur le sujet avaient une autre idée : les uns m’ont dit « ah, super, les enfants apprendront enfin à manier un document Word », alors que les autres parlent de fintech et de blockchain. Entre ces deux extrêmes, il y a des mondes. Sur une question, toutefois, tout le monde semble s’accorder, c’est que la digitalisation est importante.

Nous voilà au deuxième grand volet de la digitalisation : l’éducation. Le ministre de l’Éducation nationale Claude Meisch (DP) vient d’annoncer l’introduction prochaine de cours de coding à l’école, où l’usage de tablettes et d’ordinateurs est déjà généralisé. Vous avez la responsabilité conjointe des ministères de la Digitalisation et de la Fonction publique et avez promis une « digital academy » à l’Inap (Institut national de l’administration publique). Pourquoi et où est-ce que cela en est ?

Ils sont en train d’y travailler en ce moment. Vous savez que les agents d’État suivent une formation initiale et des formations continues tout au long de la vie à l’Inap. Sa direction est en train de développer aussi bien une formation au digital qu’une formation par le digital : aussi bien les cours que les modes d’enseignement seront adaptés aux nouvelles technologies. Les fonctionnaires doivent absolument être au fait de toutes les technologies pour pouvoir répondre aux entreprises et aux citoyens qu’ils accueillent. Nous allons d’ailleurs présenter cette académie prochainement.

Le troisième volet de la digitalisation serait réglementaire, ou disons moral. Au plus tard depuis l’affaire du « fichier central » de la Police et de la Justice, les Luxembourgeois ont pris conscience des risques des bases de données et du big data, qui sont encore trop mal encadrés et dont le droit d’accès est encore trop flou. Quelle est l’approche de votre ministère par rapport au traitement des données personnelles ?

C’est un sujet dont nous avons conscience dans chacun de nos projets. Mais il faut aussi savoir que les gens demandent une simplification des démarches et ne comprennent pas pourquoi ils devraient déposer plusieurs fois les mêmes formulaires. Je reçois régulièrement des réclamations, soit par courriel, soit dans la rue, de personnes qui se plaignent lorsqu’elles doivent verser les mêmes pièces à plusieurs administrations. Une fois qu’un document est dans nos banques de données, il devrait être consultable pour plusieurs administrations. Mais, dans le respect de la protection des données, il faut juste qu’il soit clair en amont quelles utilisations peuvent être faites de quelle pièce.

Un des domaines dans lesquels la digitalisation a eu des répercussions négatives sur la vie des gens est celui de la diffusion de contenus, par exemple de chaînes de télévision ou en streaming : alors que le public luxembourgeois profitait durant un siècle de la diffusion des programmes allemands, français ou belges parce que les ondes hertziennes ne faisaient pas halte aux frontières, les nouvelles technologies permettent de situer très exactement un utilisateur, qui se retrouve alors devant une alerte « désolé, ce programme n’est pas disponible sur ce territoire ». Ce qui est particulièrement frustrant quand en plus, ledit programme a été cofinancé par leurs impôts via le Film Fund. Dans le programme gouvernemental, vous annoncez que vous alliez « exiger l’abolition complète du géoblocage » au sein de l’Union européenne. Est-ce que cela avance ?

Ce sujet est du domaine du ministère de l’Économie et de celui des Médias et je suis persuadé qu’Etienne Schneider (LSAP) et Xavier Bettel n’ont de cesse de le thématiser au niveau européen.

Où en est le « Haut comité à la digitalisation » et quelle sera sa mission ? Qui y sera représenté ?

Je viens de terminer les consultations pour ce comité, que j’ai entamées dès mon entrée en fonction en décembre et je crois pouvoir dire qu’il pourrait être opérationnel en début d’année prochaine. Il s’agit d’une recommandation faite par le Conseil économique et social lors des négociations de l’accord de coalition. Ce haut comité sera constitué de représentants du patronat, des syndicats et des « forces vives » classiques et aura pour mission de discuter des peurs et des opportunités de la digitalisation. Pour moi, il est essentiel de voir surtout les défis positifs de la digitalisation, qui n’est pas une vision futuriste, mais qui est déjà largement là. Nous devrions mieux encore utiliser les atouts de notre petit territoire. Je pense par exemple à la mise en place d’une « blockchain » du service public au Luxembourg, qui pourrait relier les administrations étatiques et communales. Il faut oser essayer de telles choses, en collaboration bien sûr avec les entreprises et les citoyens.

Vous allez lancer une « consultation publique » sur l’intelligence artificielle (IA), comme cela se fait dans d’autres pays européens, et avez pour cela développé un papier de « vision stratégique » assez général. Qu’attendez-vous de cette consultation ?

C’est une consultation publique que nous organisons avec le Liser [Luxembourg Institute of Socio-Economic Research.], elle va être lancée très prochainement. Ce document est une sorte de « road map » et le Liser va demander aux gens ce qu’ils attendent de l’intelligence artificielle. Dans ce domaine, le Luxembourg ne va certainement pas pouvoir révolutionner les choses, il faut des capacités de recherche gigantesques pour être aux avant-postes de l’IA, moyens que nous n’avons pas. Même si notre high performance computer est un avantage dans ce domaine.

Le gouvernement a mis en place un portail open data en 2016 déjà, mais il est assez peu fourni en données. Une enquête de satisfaction menée au printemps prouvait que les utilisateurs trouvent qu’elle est perfectible. Disons que toutes les administrations n’ont pas le même enthousiasme à y publier leurs données et documents. Avez-vous un agenda pour ce portail ?

Il était essentiel de lancer ce portail et nous l’avons fait. Mais il ne faut pas se leurrer : il faut du temps pour changer les mentalités et adapter les compétences. La « gestion électronique de documents » est un changement de paradigme qu’il faut d’abord s’approprier. Nous la réalisons en ce moment au sein du ministère de la Fonction publique, avant de pouvoir la décliner dans d’autres ministères. Mais pour pouvoir mettre en place le télétravail des fonctionnaires, dont je suis un fervent défenseur, il faut que les agents puissent reconstituer chez eux leur environnement de travail, les bases de données dont ils ont besoin pour faire leur métier. Le télétravail aurait de multiples avantages, pour la qualité de vie de l’employé, qui ne passe plus ses journées sur la route, et donc aussi pour le trafic et le climat. Nous faisons des phases test pour cela en ce moment : un juriste peut tout à fait travailler de chez lui, et un agent qui calcule des bourses ou des salaires n’a pas besoin d’être au bureau pour le faire.

Où se situe, à vos yeux, la frontière entre intérêts commerciaux privés et intérêts publics dans le domaine de la digitalisation ? Un exemple : en ayant systématiquement recours à leurs logiciels, notamment dans les écoles, l’État n’est-il pas beaucoup trop dépendant des géants de l’informatique comme Microsoft ou Google ?

Nous avons nos propres services de cloud, que le CTIE a développés pour nous, et qui sont hautement sécurisés. La question des logiciels a de nombreux aspects, mais il faut aussi s’assurer d’avoir des programmes fiables et qui sont constamment actualisés, sécurisés et compatibles partout. Ce n’est pas toujours le cas des logiciels open source.

josée hansen
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