Interview du commissaire en charge de la fiscalité Agirdas Semeta

2013, année vérité pour l’harmonisation fiscale

d'Lëtzebuerger Land du 01.02.2013

Le secret bancaire a-t-il vécu ? Tous les Depardieu d’Europe ont-ils des soucis à se faire ? Fini de rire, pour Google, Starbucks, Amazon et consorts ? Entretien à bâtons rompus avec le commissaire européen en charge de la fiscalité.

d’Lëtzebuerger Land : Quelle serait votre réaction si l’acteur français Gérard Depardieu décidait de s’installer dans votre pays, la Lituanie, pour des raisons fiscales ?

Agirdas Semeta : La libre circulation des personnes et des capitaux est un droit fondamental dans l’Union. Gérard Depardieu pourrait donc très bien s’installer en Lituanie. Mais il doit savoir que mon pays remplit toutes les obligations que lui impose son appartenance à l’Union, que ce soit en matière de lutte contre l’évasion fiscale ou de prévention de la non-imposition. Le plan d’action que la Commission a adopté en décembre 2012 vise d’ailleurs à renforcer notre action dans ce domaine.

Vous avez notamment proposé « d’intensifier les travaux » sur les régimes fiscaux destinés aux expatriés et aux personnes fortunées. Qu’avez-vous en tête ?

Les 27 appliquent un code de conduite – un instrument intergouvernemental – dans le domaine de la fiscalité des entreprises. Il les a déjà contraints à abolir une centaine de régimes jugés dommageables pour la concurrence. L’idée, c’est d’étendre le champ d’application du code aux expatriés et aux personnes fortunées, en définissant des critères permettant de déterminer si certaines pratiques relatives aux transferts de revenus d’un pays à l’autre de l’UE ne menacent pas elles aussi l’intégrité du marché intérieur européen.

Cela concerne-t-il également les pays tiers ? Je pense au système des forfaits fiscaux en Suisse, qui provoque des tensions entre Paris et Berne.

Le code s’applique aux États membres de l’Union. Mais on s’est mis d’accord pour promouvoir l’application de ses principes à l’échelle internationale. On a ouvert un dialogue avec la Suisse. Selon nos experts, sept régimes fiscaux helvétiques méritent d’être examinés dans ce contexte (ndlr : ils concernent certaines dispositions de la Nouvelle politique régionale suisse, les avantages dont bénéficient les holdings, les sociétés de domicile et les sociétés mixtes au niveau cantonal, les sociétés à structure principale – principal structures –, les mécanismes de participation exemptée – participation exemptions – et les succursales à vocation financière – financial branches – au niveau fédéral. La priorité immédiate, c’est de trouver des solutions à ces problèmes avec les Suisses. Mais ensuite, on pourrait éventuellement aborder le sujet des forfaits fiscaux avec la Suisse, en fonction des résultats des discussions sur l’extension du champ d’application du code qui auront lieu au sein de l’UE.

Ça avance, avec la Suisse ?

À ce stade, les autorités suisses admettent qu’elles devront apporter des modifications aux régimes des sociétés de domicile et des sociétés mixtes. Pour le reste, on discute.

En décembre, les 27 ont menacé d’adopter des sanctions à l’encontre de Berne au cas où des progrès significatifs ne seraient pas réalisés avant la fin de juin. De votre côté, vous avez proposé d’inscrire les pays tiers qui ne respecteraient pas certaines normes en matière de bonne gouvernance fiscale sur des listes noires. C’est sérieux ?

Avant toute chose, voyons où aboutiront les discussions avec la Suisse. Je suis bien conscient qu’au plan interne, ce n’est pas facile pour Berne. Mais la Suisse demeure malgré tout ouverte au dialogue. En même temps, il est vrai que les États membres de l’Union exigent que des résultats concerts soient atteints avant la fin de la présidence irlandaise.

Ne met-on pas la charrue avant les bœufs dans l’Union ? Exemple : Chypre, qui réclame l’aide financière de la zone euro, alors que l’île est considérée comme un paradis fiscal et un havre de paix pour les blanchisseurs d’argent sale.

Chypre est tenu de respecter la réglementation de l’Union. Selon nos informations, Nicosie a réellement renforcé sa législation antiblanchiment. Par ailleurs, il participe pleinement au processus d’échange automatique d’informations prévu par la directive sur la fiscalité de l’épargne. Pour le reste, les règles du code de conduite sur la fiscalité des entreprises lui sont applicables. Si quelqu’un a des problèmes avec Chypre, qu’il le dise et qu’on en parle !

Comptez-vous vraiment sur l’Irlande, qui vient de prendre la présidence de l’Union pour lancer le débat ? L’harmonisation fiscale ne l’a jamais enthousiasmée.

L’Irlande a une grande expérience de l’UE et a toujours joué un rôle de faiseur de compromis honnête, lors de ses précédentes présidences de l’UE. Elle a notamment l’intention de nouer des contacts bilatéraux en vue de préparer un vrai débat d’orientation politique sur l’instauration d’une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (Accis), qui prévu en mai. En ce qui concerne la fiscalité de l’épargne, elle soutient fortement le principe de l’échange automatique d’informations et est déterminée à trouver un compromis.

On ne devra donc pas attendre que la Lituanie, votre pays, prenne la présidence de l’UE, en juillet ?

Il y a tellement de dossiers fiscaux très importants sur la table qu’elle aura de toute façon du pain sur la planche ! Vilnius prépare très activement sa présidence de l’Union, y compris dans le domaine fiscal.

Mais qu’est-ce qui vous rend aussi confiant ? En théorie, la coordination fiscale est certes devenue un enjeu majeur dans le contexte de la crise économique. Mais en pratique, les États demeurent ne demeurent-ils pas très réticents à abandonner leur souveraineté ?

Bien sûr, les décisions en matière doivent se prendre à l’unanimité au Conseil, ce qui n’est pas facile. Depuis trois ans, on remarque toutefois un changement d’attitude des États de l’UE. La coordination des politiques fiscales devient de plus en plus, pour eux, un enjeu important. La fiscalité joue un rôle qui ne cesse de croître dans le processus du semestre européen, par exemple. Par ailleurs, mon plan d’action sur la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales a été très bien accueilli par les ministres des Finances, le 22 janvier. La présidence irlandaise s’est engagée à présenter des conclusions, à ce sujet. La décision des 27 autorisant le lancement d’une coopération renforcée sur la taxe sur les transactions financières est aussi révélatrice d’une certaine évolution des mentalités. Enfin, certains développements internationaux me font penser que de grands progrès sont réalisables, ces prochains mois.

L’Irlande est pourtant, avec d’autres pays tels que les Pays-Bas, au centre d’une vaste polémique relative aux montages fiscaux que réalisent des multinationales – Starbucks, Google, Amazon, etc. – afin de réduire leur assiette fiscale. Comment appréhendez-vous ce problème ?

Je ne voudrais pas m’étendre sur des cas particuliers. L’Union s’est dotée du cadre et de tous les instruments nécessaires pour lutter contre la concurrence fiscale dommageable – code de conduite, directives mère/fille et paiements d’intérêts et de redevances, etc. Chaque État qui a des plaintes à formuler à l’encontre d’un autre peut le faire dans le cadre du code de conduite, par exemple. Bien sûr, la situation n’est pas parfaite, car ils ne le font pas toujours. C’est pour cela que la Commission va mettre sur pied, en mars, une « plateforme pour la bonne gouvernance fiscale », qui va surveiller la mise en œuvre de ses différentes recommandations, sur la lutte contre les paradis fiscaux et la planification fiscale agressive. Plutôt que de nous blâmer les uns les autres, utilisons les instruments dont nous disposons. Et s’il s’avère qu’ils ne sont pas suffisants, améliorons-les et créons-en d’autres !

L’instauration de l’Accis constituerait-elle un remède miracle à de nombreux maux dont souffre l’Union ?

Je ne crois pas aux solutions miracles, dans quelque secteur que ce soit. Mais il est vrai que la création de l’Accis permettrait de résoudre certaines difficultés liées à la répartition des revenus des entreprises à des fins fiscales, et, partant, à l’érosion de l’assiette fiscale. La question des prix de transfert, notamment, serait résolue. Du moins à l’échelle de l’UE. Donc, il faut absolument que le débat soit porté du niveau technique au niveau politique, sur certains éléments clés de la proposition d’Accis : la consolidation des résultats, l’application obligatoire de la proposition pour certains types d’entreprises, etc.

Onze pays vont lancer une « coopération renforcée » sur la FTT. Pourrait-on imaginer le même scénario pour l’Accis ?

En théorie, oui. Mais avant d’évoquer cette éventualité, attendons de voir comment le débat à 27 va évoluer.

La nouvelle directive sur l’assistance administrative en matière fiscale prévoit une clause de Nation la plus favorisée. Contraindra-t-elle le Luxembourg et l’Autriche à abolir leur secret bancaire, s’ils font des concessions aux États-Unis sur l’échange automatique d’informations, dans le cadre des négociations sur le Fatca ?

Cette clause prévoit en effet qu’un État membre de l’UE qui offrirait de meilleures conditions à un pays tiers qu’à ses partenaires européens, en matière d’échange d’informations, doit leur réserver le même traitement, s’ils en font la demande. Légalement, les choses sont claires. Politiquement, de toute façon, il est difficile de concevoir qu’un État tiers soit favorisé, par rapport aux pays de l’Union.

Donc, le Luxembourg et l’Autriche sont coincés ?

Le ministre luxembourgeois des Finances, Luc Frieden, a récemment manifesté une certaine ouverture. Je m’attends donc à des développements positifs. Le débat sur le Fatca a changé l’atmosphère internationale.

Au cas où un accord se dessinerait enfin, sur la fiscalité de l’épargne, au sein de l’Union, n’achoppera-t-on de nouveau sur certains pays tiers, en particulier la Suisse ? Luxembourg et Vienne veulent absolument être mis sur un pied d’égalité, avec elle.

Je ne pense pas. La Suisse est elle-même en train de négocier un accord avec les Etats-Unis. Vu sa proximité avec l’Union et les relations étroites qu’elle entretient avec elle, la Suisse devrait en toute logique offrir un traitement similaire aux 27.

Le modèle Rubik, qui repose sur le principe de la retenue à la source, est-il mort, selon vous ?

Je l’ignore, mais ce qui est sûr, c’est qu’on a toujours accordé trop d’importance à Rubik. Le champ d’application des accords que la Suisse a conclus avec la Grande-Bretagne et l’Autriche a dû être réduit aux domaines qui ne sont pas couverts par la législation européenne sur la fiscalité de l’épargne, présente et à venir. Cette législation est en cours de révision ; les trois pays ont été contraints d’en tenir compte.

Les banquiers privés suisses ont récemment proposé de troquer le secret bancaire helvétique contre l’accès au marché européen des services financiers. Qu’en pensez-vous ?

Je ne veux pas spéculer sur les concessions que l’UE pourrait faire à la Suisse dans d’autres domaines politiques. Mais je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas discuter des propositions que Berne pourrait présenter. En attendant, soyons clairs : faire du business en exploitant le secret bancaire, c’est un concept tout à fait dépassé, quand on voit ce qui se passe actuellement, notamment avec les États-Unis. Et ce qui va se passer. D’une part, la Grande-Bretagne s’est notamment engagée à faire de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales une priorité clé de sa présidence du G8, en 2013. D’autre part, nous travaillons activement, à l’OCDE, afin que l’échange automatique d’informations entre les administrations devienne le standard international, en matière de transparence fiscale.

Tanguy Verhoosel
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