Théâtre

Une putain de pièce !

d'Lëtzebuerger Land du 18.01.2019

Tchekhov aura su faire plus que livrer une œuvre théâtrale trônant aujourd’hui au firmament. Il aura aussi stimulé une vague d’auteurs et de metteurs en scène avides de textes aux personnages « vrais ». Ces pièces où se cache une certaine « réalité », celle qui donne à entendre au théâtre, un propos aussi cathartique qu’euphorique. Ce genre de pièce dont on se souvient longtemps et qu’on ressasse dans des « ça me rappelle une pièce… », comme un exemple passe-partout ou plutôt une bonne pièce qui reste en tête. Stupid fucking bird d’Anne Simon fait dorénavant partie de ces classiques-là de notre mémoire pourtant en passoire, c’est dire…

Réécriture impertinente de la pièce La Mouette d’Anton Tchekhov, avec Stupid fucking bird Aaron Posner, son auteur – ou plutôt « adaptateur » –, déloge l’essence même du classique du théâtre pré-contemporain, pour poser les jalons d’interrogations existentialistes sur le sens même de faire de l’art, celui qui le fait, comment et pourquoi, sur l’amour, la révolution et surtout de quelle manière, tout cela a une « putain » d’incidence sur nos vies…

Sommairement, on définirait Stupid fucking bird comme un superbe remix de l’œuvre du dramaturge russe, une version neuve qui garde les contours d’une intrigue socio-familiale, une once de la problématique de départ et ces personnages à fleur de peau, voire hyper-sensibles. Plus largement, Stupid fucking bird tire une telle génialité qu’on croirait qu’Aaron Posner l’aurait écrite avec en intraveineuse le génie de ses maîtres que sont Tchekhov, Shaw, Shakespeare… Si l’auteur américain conserve la base dramaturgique du chef d’œuvre de 1896 – qui lui-même allait déjà à l’encontre des lois dramaturgiques –, il dynamite le tout, infusant l’original et l’hilarité qu’on lui connaît.

Présenté pour la première fois en 2013 à la Woolly Mammoth Theatre Company à Washington, Stupid fucking bird dépeint les histoires mêlées de Dev, Con, Mash, Nina, Emma, Sorn et Trigorin. Con, un dramaturge perturbé par son amour pour Nina et son déchaînement pour sa mère, une actrice de renom qui s’est amourachée de Trigorin, un auteur à succès qui n’a d’yeux que pour la jeune et belle Nina, actrice en herbe plutôt mauvaise, pourtant hypocritement soutenue par Sorn, un vieil ami de la famille, Dev, le meilleur ami de Con, et Mash, sa fiancée, amoureuse de Con. Des personnages intenses et drôles qui, entre amour, passion artistique et goût amer de la déception, vivent chacun leur propre crise ontologique, cherchant à y déceler et résoudre leurs problèmes et intrinsèquement y trouver le sens de leur vie.

Mondanités du théâtre, bises qui résonnent et compliments de hautes volées, la scène est pourtant vivace dès l’entrée en salle des spectateurs. Le décor est grandiose : une immense piscine, aux perspectives et lignes étonnantes s’impose là, sur scène, entre nous et le monde réel (scénographie : Clio Van Aerde). Une réalité très vite rattrapée par un plongeoir à demi en scène et en salle, fustigeant l’un des codes majeurs du théâtre, ce « putain » de quatrième mur. Mais c’est bien là le propos de toute façon, chez Aaron Posner autant que chez la metteuse en scène Anne Simon : déglinguer les codes mais surtout repenser la manière de « faire l’art ».

De fait, chez Anne Simon, l’original vient d’un drôle d’échange d’esthétiques entre des phases à la Benny Hill, dans des parades de mouettes humaines aux cris absurdes, et aux statures relativement ridicules… et des moments d’harmonie infinie, lorsque des images très inspirées et furieusement construites comme des panoramas tirés au cordeau, s’articulent devant nous, un peu comme devant un bon Wes Anderson. C’est là, la force de cette pièce qui trouve un juste équilibre entre ridicule et génie, et ce inspiré des préceptes de l’auteur de Stupid fucking bird.

Pourtant, quand Posner parle, dans l’introduction de son texte, de rompre « quelque peu, ou même de manière significative, avec les premier et troisième actes », Anne Simon, en bâchant sa piscine – centre de l’attention visuelle – au deuxième acte, trahit sérieusement la dynamique de la première partie de sa pièce et nous plonge dans un drôle de lymphatisme. Ce dernier aussi significatif que celui ressenti par le personnage de Con, qui a encore du plomb dans les dents après s’être mis une balle dans le crâne. Le sens de cette rupture visuelle et rythmique est évidemment proche de l’état dans lequel se trouvent les personnages mais l’euphorie est remplacée pour une longue descente qu’il nous sera difficile à surmonter.

Il faudrait relire la Mouette avec la version de Posner dans l’autre main, pour y déceler tous les ressorts dramaturgiques… Bien que ce Stupid fucking bird d’Anne Simon y paraisse en tout cas très fidèle. La metteuse en scène se permet de franchir la barrière entre le théâtre et la réalité, pour, comme Posner le propose, tendre la main aux spectateurs. Ce sont ainsi de superbes moments dans le public, où en adresse directe, qui se déclinent, comme sur ce plongeoir qui franchit le quatrième mur et déborde de la scène jusqu’au second rang, ces mouettes humaines qui ont investi un balcon du théâtre, suspendu à la salle et souillé de fientes ou la conscience même des personnages sur leur appartenance à une pièce de théâtre… Une pression supplémentaire pour les spectateurs autant que les acteurs, ces derniers visiblement à l’aise avec le challenge.

En effet, l’ensemble des acteurs, férocement engagé dans la pièce, forme néanmoins un groupe cohérent, montrant des personnages liés, aux relations concrètes. Et si les sept comédiens sont tous très convaincants, à quelques degrés d’hystérie près, Isaac Bush nous a sciés, campant le personnage de Con – un dramaturge en crise, « triste et perdu » – avec le juste cynisme et une énergie palpable.

Argumentaire brutal sur le monde, alliant théâtre dans le théâtre, clownerie et tragique, ce Stupid fucking bird d’Anne Simon tire ses subtilités d’une grande maîtrise du langage de Posner, d’une scénographie marquante et attirante, mais aussi et surtout d’une posture générale de mise en scène qui fait de ce spectacle une réussite. Comme le dit Nina, « Here. We. Are. This is real, this is true, this is new, this is now !… »

Stupid fucking bird d’Aaron Posner, mis en scène par Anne Simon, assistée de Tom Dockal et Claire Wagener ; scénographie et costumes : Clio Van Aerde ; maquillage : Joël Seiller ; avec : Matthew Brown, Isaac Bush, Catherine Elsen, Elisabet Johannesdottir, Rita Reis, Raoul Schlechter et Owen Sharpe ; prochaines dates les 22 et 23 janvier au Théâtre des Capucins ; www.theatres.lu.

Godefroy Gordet
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