Trois ans après son éclatement, la fraude Madoff continue à être vue au Luxembourg comme un phénomène étranger à la place financière. Démonstration du contraire

Last exit Luxembourg

d'Lëtzebuerger Land du 16.12.2011

Deminor avait écrit, il y a un mois et demi, au ministre des Finances, Luc Frieden (CSV), et ses représentants pensaient encore en fin de matinée, lundi, qu’il allait réceptionner en main propre la lettre ouverte signée par 700 investisseurs réclamant toujours ce geste fort des autorités luxembourgeoises qui obligerait des banques dépositaires des fonds d’investissement « madoffés » comme UBS, Dexia Bil ou HSBC, à indemniser les victimes de l’escroquerie, trois ans après sa découverte. La lettre de Deminor fut remise lundi au directeur du Trésor, Georges Heinrich, qui avait déjà reçu, quelques mois auparavant, une délégation d’investisseurs individuels ayant à peu près les mêmes exigences. Rien n’avait bougé, comme si les responsables politiques luxembourgeois souffraient d’autisme, laissant commodément la justice tracer la (longue) route des indemnisations, accrochés à la certitude, non sans une certaine mauvaise foi, que le problème Madoff est étranger au Luxembourg, bien que les faits prouvent le contraire.

Les procédures se font lentes et les manœuvres dilatoires des avocats des banques dépositaires, qui devraient, selon l’état du droit européen, se substituer au gérant défaillant en indemnisant les victimes, ont jusqu’à présent compromis les chances d’une récupération rapide des fonds évaporés dans la fraude pyramidale montée par l’escroc américain.

Sur le plan civil, la justice luxembourgeoise dénie aux investisseurs individuels le droit d’agir directement contre les banques dépositaires des fonds d’investissement Madoff (entre autres Luxalpha, Luxinvest, Harald Lux ou Fairfield), laissant ce soin aux seuls liquidateurs de ces fonds. Et de ce côté encore, les chosent traînent en longueur. Personne ne peut dire quand les plaintes introduites au civil par les liquidateurs déboucheront sur un résultat.

La Cour d’appel de Luxembourg vient d’ailleurs de confirmer, dans plusieurs arrêts commerciaux datés du 30 novembre dernier, une série de jugements de première instance empêchant les actionnaires de Sicav placées en liquidation judiciaire d’exercer le droit direct à agir en justice, prérogative inscrite en principe dans les directives européennes sur les fonds d’investissement, ce qu’a rappelé lundi Deminor dans une conférence de presse quelques heures avant la virée de ses représentants au ministère des Finances. Le Luxembourg fut la place centrale de commercialisation des fonds nourriciers Madoff, soutient le cabinet conseil aux actionnaires, et cette affaire doit être traitée par les juridictions luxembourgeoises. Mais la justice botte en touche.

Il n’y a pas d’incompatibilité entre les dispositions réglementaires européennes et la transposition des textes en droit luxembourgeois, ont tranché habilement les juges d’appel, sans avoir eu besoin de consulter la Cour de Justice européenne pour faire ces assertions. « Cette règle de droit luxembourgeois, lit-on dans un des arrêts, ne contrevient pas aux dispositions et objectifs communautaires ‘en méconnaissant la réalité juridique dans laquelle se trouve la Sicav en liquidation judiciaire et ses actionnaires’. En effet, aucune disposition de la directive (85/611/CE du 20 décembre 1985 sur les OPCVM, ndlr.), ni l’objectif suivi par ses auteurs et qui est de réduire les divergences entre les règles nationales en matière d’organisme de placement collectif en établissant des règles minimales (…) ne s’opposent à ce qu’en cas de liquidation de la Sicav, l’exercice de ses droits et actions soit réservé au liquidateur, l’article 16 de la directive renvoyant par ailleurs, pour ce qui concerne l’étendue et la mise en œuvre de la responsabilité du dépositaire, au droit national de l’État du siège statutaire de la Sicav ». Victimes de Madoff, remettez-vous en aux liquidateurs, ils font bien leur boulot, laissent ainsi entendre les juges. Deminor a évoqué lundi le degré extrême de frustration des victimes et la perte de confiance qu’ils accordent désormais aux juges luxembourgeois, sans doute plus prompts à prendre des décisions « politiques » que relevant du « pur droit ».

Mieux vaut agir en France, tant sur le plan civil que pénal, affirmait cette semaine un avocat français de victimes dans le quotidien La Tribune. Cela dit, si un juge français a reconnu les compétences des juridictions françaises, cette décision a toutefois été frappée d’appel par la banque UBS, qui en conteste la pertinence. De plus, et comme l’a rappelé Deminor, un tribunal français avait aussi suspendu sa décision à celle de la justice luxembourgeoise, qui doit d’abord faire diligence.

En dépit des fraudes évidentes, qui ont été commises au Luxembourg par toute une chaîne d’opérateurs du secteur financier (banques dépositaires, gestionnaires ou réviseurs d’entreprises qui n’ont pas décelé les défaillances) en parallèle de l’escroquerie de Bernard Madoff elle-même et en sont devenues en quelque sorte un épiphénomène, les dirigeants continuent à en minimiser l’impact sur la place financière et les responsabilités. Dans sa lettre ouverte à Luc Frieden, Deminor a souligné la contradiction entre la doxa officielle présentant le Luxembourg comme une place garantissant « une protection optimale des investisseurs » et le peu de considération à laquelle les victimes de Madoff ont droit. Comme si ceux qui avaient investi dans les fonds Madoff étaient l’apanage de spéculateurs pur jus « qui voulaient du Madoff » pour s’en mettre plein les poches. Rien n’est moins vrai : beaucoup de victimes y ont placé leurs petites économies, avec des sommes ne dépassant pas les 5 000 à 10 000 euros.

« Les investisseurs comptent plus que jamais sur les autorités luxembourgeoises, qui ont une grande responsabilité mais également une opportunité de démontrer que ‘la protection optimale des investisseurs’ qu’elles mettent en avant auprès de la communauté des investisseurs, n’est pas une coquille vide », indique la lettre de Deminor.

Trois ans après le scandale Madoff, « aucune action en justice efficace n’a pu être intentée jusqu’à présent », souligne encore le cabinet conseil qui demande aux autorités luxembourgeoises de considérer les intérêts des victimes de Madoff « comme une priorité absolue » et veillent à ce qu’ils aient droit à « un procès équitable ».

Ce qui frappe aussi dans cette affaire Madoff, outre l’absence d’attention que les médias lui portent sur le plan national, comme s’il s’agissait de l’histoire ancienne, c’est le déni total des risques que cette affaire a ou aura sur la confiance des investisseurs dans la place financière de Luxembourg, à un moment où la crise réclame des signes forts en leur faveur.

Aussi longtemps que Luc Frieden considèrera que l’affaire Madoff, c’est l’Amérique et qu’il absoudra de leur responsabilité certains banquiers luxembourgeois qui ont les mains vraiment sales, la propagande officielle d’une place financière à la fois « solide » et « protectrice des investisseurs » restera dénuée de toute crédibilité. C’est aussi l’affaire des citoyens de s’indigner contre les incohérences des responsables politiques.

Véronique Poujol
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