Faustino

La musique est un sport de combat

d'Lëtzebuerger Land du 20.03.2015

« Fausti, c’est notre produit à nous, c’est nous qui l’avons créé ! » affirme, perspicace, Jean-Michel Treinen, lui-même musicien, compositeur et auteur. Sa théorie : si les Luxembourgeois n’avaient voulu écouter que du jazz hyper-pointu, Fausti Cima aurait certainement continué à jouer du jazz. Mais en 63 ans de carrière en tant que musicien professionnel, l’homme a dû s’adapter encore et encore au marché. Parce que la musique, ce n’est pas seulement sa passion ou sa vie – c’est aussi son métier. Après l’avoir rencontré pour le tournage de son documentaire Entrée d’artistes (2007), consacré aux musiques populaires dans les années 1920 à 1960, Andy Bausch était fasciné par le personnage. Et décida de lui consacrer un documentaire biographique, comme il l’avait déjà fait pour Camillo Felgen, Guy Theisen (aka Leslie Kent) ou Thierry van Werveke. Faustino – One Man Show (produit par Paul Thiltges / Juliette Films) a fêté son avant-première ce mardi et sortira en salles mercredi prochain, 25 mars.

De Fausti, la plupart des gens ne connaissent même pas le nom de famille. Il n’est qu’un prénom, synonyme de musique de carnaval et de chansons stupides (Eng Moss am Bic, Zwou Bulle Mokka,…) inventées par son Dr. Frankenstein Jang Linster, « qui sait comment faire du fric », dit Fausti. Les vingt dernières années, Fausti était l’entertainer populaire par excellence, chemises hawaïennes, grimaces de clown et de l’énergie à revendre. L’homme n’a pas peur du ridicule, peut arriver sur scène en peignoir ou même en maillot de bain – et conquérir en quelques notes une salle de 4 000 fêtards. À 70 ans passés, il anime toujours des après-midis entiers de la Päischtcroisière de RTL et n’a pas honte de jouer dans des cadres beaucoup plus modestes, genre fête de famille ou anniversaires entre copains. Il ne peut ou ne veut jamais s’arrêter. Surtout après avoir s’être essayé à la retraite dix ans plus tôt, ce qui ne lui a vraiment pas réussi.

Ce que l’on sait beaucoup moins, c’est que derrière le clown, fan de Jerry Lewis, se cache un musicien d’exception (seul Yann Tonnar avait consacré un reportage à cet aspect de Fausti, il y a quelques années sur RTL Tele Lëtzebuerg). Petit-fils d’immigrés italiens, il se fait offrir dès son enfance un accordéon – un Brëtellspiano –, que son père a acheté beaucoup trop cher. Après ses premières expériences comme musicien (« j’étais un singe, un perroquet »), il devient musicien professionnel à l’âge de quinze ans. « Je gagnais alors 700 ou 800 francs par soirée (l’équivalent de vingt euros aujourd’hui, ndlr.), c’était beaucoup d’argent ! » S’il a certes appris les bases du métier chez Camille Back, Fausti Cima est essentiellement un autodidacte, qui observe et imite. D’abord batteur (« c’était un sauvage à la batterie, dit un témoin d’époque, ses solos pouvaient durer dix minutes ! »), il jouera plus tard aussi de la guitare et apprendra, après le décès accidentel de leur chanteur, même à chanter les hits du moment.

À cette époque-là, les musiciens gagnent leur vie en jouant dans les cabarets, huit, neuf heures d’affilée. Fausti Cima raconte qu’il a même dû jouer le soir de son mariage et le lendemain du décès de son frère, son patron n’avait pas de pitié. Dans les cabarets, il y a les filles légères et beaucoup d’hommes d’influence – par exemple les animateurs de RTL Radio Luxemburg allemand. Par amitié, ils jouent son disque Pretty Bellinda, son plus gros succès commercial (55 000 ventes), à de nombreuses reprises, à toutes les heures de la journée. Les disques ont alors déjà concurrencé la musique live, et les cabarets virèrent leurs orchestres. Fausti s’adapte, commence à chanter en allemand et à conquérir de nouveaux publics, à l’international. Commence alors une période où il voyage partout (dans les pays voisins) et sans cesse, traversant le continent européen (du nord) en voiture, « c’était 75 pour cent de voiture et 25 pour cent de musique », dit-il. C’est aussi l’époque des emmerdes avec ses collègues, qui se plaignent tous plus ou moins ouvertement de son manque de loyauté, de son égocentrisme et du fait que dès qu’il s’agissait d’argent, il devenait malhonnête, ne partageant pas toujours les gages avec les autres musiciens. Plus personne ne voulait jouer avec lui, se souvient Paul Dahm, et Fausti d’appeler ça : « Je veux travailler seul pour ne rien devoir à personne ! »

Faustino est un film d’Andy Bausch – et il en a toutes les qualités (le fait de s’intéresser aux pionniers des cultures populaires au Luxembourg) et un certain nombre des faiblesses. S’il y a moins de ces insupportables scènes reconstituées dans ce film que dans des œuvres antérieures, il enchaîne néanmoins d’interminables interviews de compagnons de route du musicien (trop long avec son heure trente, probablement pour s’assurer une sortie en salles, le film aurait gagné à être réduit à 52 minutes, format documentaire classique). Tous ont pris un sacré coup de vieux. Et tous imitent des instruments, des passages de chansons ou des solos de batterie de Fausti en parlant. Certains de ces intervenants, notamment Marion Welter ou Toni Schuster, n’hésitent pas à nommer les raisons de la mésentente avec Fausti : il serait impossible, cholérique, mégalomane, malhonnête et égoïste. Ça fait beaucoup.

Derrière sa façade de gai luron, Fausti Cima est un personnage tragique. Un bosseur talentueux et ambitieux, qui a enchaîné concert sur concert pour survivre. Une expérience comme employé de banque s’était avérée tellement frustrante que sa femme l’a vite sommé de retourner faire de la musique. Les documents et témoignages sur les vingt premières années de sa carrière sont une leçon d’humilité pour tous ces musiciens qui jouent un peu le soir ou le week-end, comme un loisir agréable, à côté d’un métier qui paye (prof, banquier, fonctionnaire…). Fausti était un mercenaire de la musique. Celui qui comptait comme « le meilleur batteur de la région » à l’époque a dû jouer jusquà l’épuisement et avoir souvent recours au système D pour inventer ou parfaire son personnage de scène (les bâtons phosphorescents, le clavier de son accordéon monté sur un synthétiseur...). Avant d’être un divertissement, la musique est un sport de combat pour celui qui la pratique à haut niveau. À la fin, faire le clown pour Jang Linster n’était qu’une conséquence logique de l’évolution de la société du spectacle et de sa cruauté.

josée hansen
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