The Void

d'Lëtzebuerger Land du 06.04.2018

Pour les riverains, le plus gros devrait être passé : le week-end dernier, l’Administration des Ponts & chaussées posait, durant trois nuits, les conduites d’eau et de gaz. Elle profitait ainsi des trous creusés pour l’aménagement de la place de l’Étoile pour accueillir le tram à partir de la fin du printemps, et, en parallèle, un nouveau point d’échange tram/bus, toutes les lignes entrant dans la ville à partir de l’Ouest ayant alors leur terminus ici. Les riverains, regroupés dans un collectif « des résidents aux alentours » en ont ras la casquette des nuisances des chantiers, estimant que ces travaux ne seraient pas si indispensables que cela, ne justifieraient certainement pas des travaux nocturnes, car ne résultant que « d’une simple et logique politique des transports » (lettre du 15 mars à la direction des P&Ch). « Ne rendez donc pas l’ordinaire extraordinaire et gardons les pieds sur terre », écrit leur porte-parole Jo Wagener, estimant qu’il n’y a pas de raison objective pour que ces travaux empêchent tout le voisinage de dormir. Mais peut-être que la situation si extraordinaire est qu’il se passe enfin quelque chose sur cette place à l’abandon depuis presque cinquante ans.

« Quant à l’urbanisation de la place de l’Étoile, le Conseil échevinal entreprendra de nouveaux efforts pour la voir se réaliser », promet la nouvelle majorité politique DP/CSV de la capitale, sortie des urnes en octobre 2017, dans son programme, comme le promirent toutes ses prédécesseures. En cinquante ans de projets d’aménagement, de concours d’architecture et de promesses politiques et trente ans de marchandages et de batailles judiciaires pour les terrains, de travaux de démolition et de départs des derniers résistants à son urbanisation radicale, ces quelques hectares de terrain à l’entrée de la ville se sont transformés en symbole de l’échec de la politique urbanistique au Luxembourg : là où le terrain vaut de l’or, les spéculateurs décident et la politique est impuissante. En 2016, Adia, l’Abu Dhabi Investment Authority, réputée être le plus important fonds souverain du monde, a acquis deux hectares de terrain de John Jones, un homme d’affaires anglais, qui agissait pour des investisseurs qataris. Adia est le fonds qui a également acheté le Royal Hamilius. Des experts de l’immobilier d’Inowai estiment à 135 millions d’euros la valeur de la transaction place de l’Étoile. Adia est présidée par le cheikh Khalifa ben Zayed Al Nahyane lui-même, émir d’Abu Dhabi et président des Émirats arabes unis. Plaçant les revenus du pétrole, le but d’Adia est, selon sa propre description sur son site internet, d’investir prudemment « with focus on long-term value creation .» Face à eux, même l’infatigable commerçant Willy Hein a cédé : il vient de leur vendre les derniers lopins qui étaient encore en sa possession. En théorie, puisque les terrains sont désormais regroupés, il pourrait donc se passer quelque chose, le dernier projet, avalisé par les PAP (plans d’aménagements particuliers) de la Ville il y a huit ans et le PAG (Plan d’aménagement général, où la place est classée zone mixte) de 2017, pourrait donc démarrer. En théorie seulement, car en pratique, Adia vient de faire savoir à la Ville que ces plans ne lui plaisaient pas, qu’elle allait donc en développer d’autres – on est donc reparti pour des années de planifications et de procédures d’autorisations.

« The terrain vague continues to resist all straightforward definition, because its semantic emptiness turns out to have less to do with an absence of codes than with a multiple presence of codes that are superimposed, that clash, or even destroy each other », écrit Kristian Borret dans « The ‘Void’ as a productive concept for urban public space » (The urban condition : Space, community and self in the contemporary metropolis, 010 Publishers, Rotterdam, 1999). Il voit même, dans l’identité changeante de la friche, du terrain vague, un parallèle à l’indéfinition de l’identité individuelle en ce début du XXIe siècle. Cette polysémie aurait, écrit-il, « a liberating potential, a possibility of moving beyond established social values ». Lorsque Sharam Agajaani, l’architecte qui construira le pavillon luxembourgeois à Dubai, était encore un jeune rebelle critique, lorsqu’il ne tutoya pas encore le pouvoir politico-économique, il avait publié, en 2010, un texte sur « la poche de vide urbain » qu’est la place de l’Étoile (Carnet d’opinion n° 4, 2010) : il y voyait un risque de dérive dans l’urbanisme, permettant « le développement d’enclaves privatisées ». Et de regretter que « la Ville est aujourd’hui au centre d’une spéculation foncière qui a l’air de convenir à tous ». C’était il y a presque dix ans, et le phénomène s’est encore amplifié depuis.

La place de l’Étoile est un endroit étrange, parce qu’il s’agit d’un des carrefours les plus importants permettant aux habitants de l’Ouest et du Nord d’entrer en ville ou de la traverser – et aux autres de la quitter. Or, au sud de la route d’Arlon et dans le triangle entre la route d’Arlon et la rue de Rollingergrund, les terrains sont en friche. Mais ils ne sont pas laissés à l’abandon comme d’autres endroits désaffectés, où des utilisations spontanées s’inventent au jour le jour : ils sont soignés, l’herbe est régulièrement coupée et, surtout, ils sont délimités par des clôtures impeccables. Ce qui signifie au passant que non, ce n’est pas un espace public. L’absence d’une utilisation quelconque ne permet pas d’imaginer des destinations communautaires, impossible d’y improviser un pic-nic urbain ou d’y installer quelque food-truc ou même des installations artistiques. Le propriétaire dit bien : c’est à moi, ouste ! Et c’est probablement ce qui choque le plus : cette arrogance des spéculateurs fonciers de faire un doigt d’honneur à la collectivité, de soustraire du terrain à une utilisation judicieuse et sensée. Surtout dans une ville qui manque si cruellement de terrains constructibles. Les riverains qui bordent la place ont vue sur un terrain vague – en ce moment sur un chantier –. et ignorent toujours ce qui les attend. Depuis des décennies.

Pour cette raison, l’arrivée du tram à l’Est de la place, descendant du Limpertsberg, peut être une aubaine : même si la station sera très baroque, même si ce sera le chaos encore durant quelques mois, au moins, c’est une récupération d’une partie de cet espace pour une utilisation publique. Comme un retour de la polis, au détriment du seul fric.

Footnote

josée hansen
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