La Gëlle Fra à Bascharage

Projections

d'Lëtzebuerger Land vom 06.01.2011

Folklore et merchandising « Des boucles d’oreilles ? Vous rêvez ? Il n’y en a plus depuis longtemps ! Après quelques jours, tout était parti... » explique la dame dynamique à l’entrée à une famille de visiteurs, qui, à la sortie de l’exposition autour de la Gëlle Fra de Claus Cito au Hall 75 à Bascharage, s’était renseignée sur le prix du bijou dont elle avait entendu parler. Un éditeur de copies et d’objets d’art de la capitale avait eu la bonne idée de lancer une collection de bijoux Gëlle Fra : boucles d’oreilles plaqué or ou argent massif à 55 euros, pendentif pour 45 euros ou statuettes en bronze doré, socle en marbre à 290 euros. Un peu plus loin à Luxembourg, un antiquaire vend des copies en série limitée de l’orteil « original » de la statue... À Bascharage, on peut acheter de petites figurines et autres bibelots en souvenir à cinq euros. Le brasseur Bofferding, sponsor de l’exposition qui produit sa bière à deux pas de là, a fait réaliser une bouteille spéciale, un bijoutier de la capitale met en jeu une miniature en or valant 11 000 euros ; un pâtissier à Oberkorn produit des gâteaux à son effigie, l’équipe sur place porte des vestes polaires frappées du logo et le Luxemburger Wort, partenaire média, en a fait sa Une et lui accorde une couverture média­tique inouïe... Au-delà d’une exposition, il s’agit d’un événement folklorique, d’un point de rencontre.

Est-ce parce que l’entrée est gratuite, parce que l’offre culturelle est très faible durant les dernières semaines de l’année, parce que la présentation dans le très prosaïque hall en tôle ne fait pas peur, parce que pendant des semaines, on ne parlait que de ça ou parce que le grand public est vraiment curieux de voir la sculpture de près et véritablement intéressé de mieux connaître son histoire ? Toujours est-il qu’à la mi-temps, après un mois, elle a déjà accueilli 10 000 visiteurs, ce que ses organi­sateurs, la commune de Bascharage et le producteur exécutif, l’Agence luxembourgeoise d’action culturelle et son directeur Jean Reitz, commissaire principal de l’exposition, présentent comme un grand succès.

Critique et controverses En amont, Jean Reitz comme le maire Michel Wolter ont toujours insisté sur leur ambition de réaliser une exposition complète, qui n’exclue pas les controverses qui ont entouré l’œuvre, comme par exemple le rejet de son érotisme lors de son inauguration en 1923, sa destruction en 1940, sa « disparition » après la deuxième guerre mondiale et inclue aussi les polémiques récentes sur la copie enceinte Lady Rosa of Luxembourg de Sanja Ivekovic il y a dix ans ou celle sur son voyage à l’exposition universelle à Shanghai en 2010. Dans un sprint – entre l’idée de Michel Wolter et l’ouverture de l’exposition, il n’y eut que quelques mois –, une équipe de collaborateurs sérieux, historiens, critiques d’art et artistes, se sont attelés à la tâche, pouvant se référer à un début de documentation, notamment par Lotty Braun-Breck, spécialiste de Claus Cito, voire le catalogue de la rétrospective qui eut lieu exactement au même endroit il y a dix ans. De jeunes historiens comme Benoît Majerus ou Sonja Kmec ont depuis lors travaillé sur sa charge symbolique ; dans le catalogue d’exposition, l’historienne de l’art Sabine Dorscheid contextualise le vocabulaire formel de Claus Cito, Jean Reitz raconte sa genèse et son histoire et Catherine Lorent dresse un historique de sa réception1... Il est vrai que le panorama est assez large, et la scénographie d’Anouk Schiltz, avec des parois en bois brut, pour rappeler la caisse de transport dans laquelle la sculpture a fait le voyage en Chine, est originale, mais on reste néanmoins sur sa faim, on quitte l’exposition avec une certaine gêne – pourquoi ?

De l’esthétique Comme souvent, les meilleurs commentaires, les meilleures observations proviennent des artistes contemporains invités à se confronter à l’œuvre. Ils sont trois hommes à s’y être avancés – il fallait le faire, en 2010 : aucune femme artiste parmi eux, pour interpréter une sculpture féminine, où il y aurait aussi eu des choses à dire sur le regard des hommes ! Alors que Filip Markiewicz, avec son installation La dame de Shanghai, se perd dans la surcharge baroque de symboles et de mythologies (la patrie, la Chine, l’Europe, le commerce, le Luxembourg, le communisme, la liberté, tout ça), le Porte-Mémoires de Marco Godinho – reprenant juste ce qu’il considère être l’essentiel de la sculpture, à savoir les bras étendus et la couronne qu’elle tient à bout de bras – est un beau geste artistique, en toute simplicité. Mais la meilleure œuvre, le plus politique et la plus pertinente, est probablement celle de Jerry Frantz, qui avait déjà commenté les derniers épisodes du feuilleton Gëlle Fra avec des cartes postales très agit-prop : pour Ma patrie, mon amour, ma vie (The Patriot), il a fait réaliser une copie en cire teintée d’or de la Gëlle Fra, sculpture qu’il mutile véritablement à force de la polir et de l’étreindre. À la fin, il n’en reste qu’un torse difforme, avec la tête repliée et sans bras (à Bascharage on ne voit que dix photos documentant cette action).

Mythologies Jerry Frantz articule ainsi simplement et efficacement le sentiment qu’on a en visitant cette expo : trop d’amour, trop d’enthousiasme tue l’objet de cet amour. À Bascharage, certains guides (bénévoles, certes, mais quand même...) s’emportent tellement dans leurs explications fort approximatives que la sculpture en devient un croisement entre une sainte et un veau d’or, la personnification de la mère patrie et de la vierge. Or, le monument en soi est défiguré ici comme il le fut à Shang­hai : ni le socle, ni ses inscriptions et dédicaces successives, ni les deux personnages, l’un assis, l’autre gisant, ne sont du voyage – pourtant, ils font partie intégrante de l’œuvre. C’était d’ailleurs une des raisons pour le refus de Sanja Ivekovic que sa Lady Rosa2 soit montrée à Bascharage : elle insiste qu’elle soit toujours montrée avec son socle, dont les inscriptions injurieuses vis-à-vis des femmes furent un des principaux motifs des controverses de 2000. Il se pourrait qu’à Bascharage comme à Shanghai, la sculpture soit avant tout utilisée comme un faire-valoir – que ce soit de l’économie nationale, comme en Chine, ou de la fierté et de la politique locales. Ce n’est pas un hasard qu’à moins d’un an des élections communales, Michel Wolter, le maire et président national du CSV, en ait fait une affaire personnelle3 – à tel point qu’on peut même admirer ses badges d’entrée à l’exposition universelle dans une vitrine...

« La Gëlle Fra est une surface de projection, affirme l’historien d’art et commissaire du programme culturel à Shanghai, Christian Mosar, dans une des vidéos montées à Bascharage. Chacun y projette ce qu’il veut bien y voir. » L’engouement du public à Bascharage prouve à nouveau à quel point c’est vrai.

1 C’est à se demander pourquoi un tel travail n’est pas fait par le Musée national d’histoire et d’art, qui se consacre plutôt à des expositions internationales à caractère diplomatico-commercial.
josée hansen
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