Sociologie des appart-hôtels et de leurs clients

Les expatriés

d'Lëtzebuerger Land du 28.02.2014

Au début, raconte Alzira Dias, il y avait les ouvriers du bâtiment, venus travailler sur les chantiers du Kirchberg. Elle les logeait dans une maison unifamiliale transformée en bed and breakfast près du Findel. Les ouvriers restaient pendant quelques semaines, parfois aussi plusieurs mois ou années. Une fois les palais en acier et en verre achevés, vinrent les employés de bureau. Pendant une brève période, il y a vingt ans, les ouvriers et employés logeaient à la même enseigne chez Madame Dias. Or, à en croire la patronne, la cohabitation n’aurait pas été harmonieuse.

« La classe ouvrière se levait très tôt, vers six heures du matin, et ça gênait les banquiers, qui se réveillaient à cause du bruit. Et puis, il fallait servir le petit déjeuner à six heures trente ; après un moment, j’étais tout simplement fatiguée. » Le Luxembourg qui se levait tôt et le Luxembourg qui travaillait tard ne faisaient pas bon ménage. Depuis, la propriétaire réserve son appart-hôtel et ses studios essaimés à travers la ville aux seuls employés de bureau. Certains occupent une chambre depuis une demi-douzaine d’années. Alzira Dias ne les voit guère, ils n’y passent que quelques nuitées par mois, « une valise ici, une valise là-bas ».

« Nos hôtes travaillent énormément. Beaucoup plus qu’il y a dix ans, estime Valérie Allen, qui accueille les clients dans les appart-hôtels de Key Inn. Certains restent jusqu’à très tard dans leurs bureaux, d’autres rentrent plus tôt, mais continuent à travailler dans leurs chambres. » D’après une gérante d’un appart-hôtel, ce serait moitié-moitié : « Il y a des gens que nous ne voyons quasiment jamais, alors que la réception est ouverte de sept heures du matin à sept heures du soir, d’autres par contre sortent le matin à huit heures et sont de retour à cinq heures de l’après-midi. » Ce seraient surtout les auditeurs des Big Four, qui affluent entre janvier et mars pour épauler leurs collègues vérifiant la comptabilité des multinationales, qui feraient le plus d’heures supplémentaires.

Il y a deux catégories d’employés logés dans les appart-hôtels : si les uns sont en situation de transit, en attente de trouver un logement où se fixer, les autres sont employés pour une mission à durée déterminée. « Au lieu d’embaucher quelqu’un avec un salaire d’expatrié – package famille et école inclus – les sociétés se tournent vers des personnes hyper-flexibles travaillant sur le court terme », estime Marie-Hélène Béharel de Key Inn. Souvent, ces tâcherons de la place financière viennent pour deux à trois mois au Luxembourg où on leur apprend un produit ou service financier jusque dans les derniers détails, pour en permettre la délocalisation.

Quant à ceux qui cherchent à s’installer de manière fixe, le transit s’opère souvent sous haute tension. « Ils doivent être opérationnels immédiatement. Cela leur laisse peu de temps pour chercher un appartement. Pour ces gens-là, le Luxembourg c’est très travail. Ils sont là pour bosser, avec des échéances et des contrôles », estime Béharel. Les grands groupes multinationaux passent par des agences de relocalisation préparant le terrain avant l’arrivée, qui se fait la plupart du temps en été durant les vacances scolaires. Elles s’occupent de dénicher un logement, une école pour les enfants et des clubs privés pour les maris ou femmes.

Les expatriés et les travailleurs flexibles auraient un « état d’esprit nomade », qui les différencierait des autres, plus « sédentaires », estime Béharel. « Il faut aller là où est le travail. On ne vous demandera pas si cela vous plaît. Il faut s’adapter et rester détaché, pour pouvoir repartir sans regrets ni états d’âme, et recommencer à zéro. » Pour rester flexible dans cette zone de transit professionnel, il faut apprendre à vivre sans passé. Les chambres des appart-hôtels qu’on me montre se ressemblent : elles sont toutes tenues dans un style épuré et passe-partout (« scandinave »). Chez Key Inn, une fois la porte de la demeure art-déco poussée, on se retrouve dans un espace énucléé. Une petite kitchenette, un frigidaire rempli de quelques canettes de Coca et de petites bouteilles d’alcool : les studios restent des non-lieux. Quant à Stay Rooms, les anciens tapis, boiseries et chandeliers au charme désuet (« fin-de-siècle », diraient les Autrichiens) de l’Hostellerie du Grünewald ont été enlevés, pour faire place au design.

Or, architecturalement, il y a des limites. Ainsi, à ses débuts, Key Inn voulait louer des espaces modulables : bureau le jour, chambre à coucher le soir. Or le modèle initial, bien que très rentable (il permettait d’épargner un loyer), aurait buté sur une « barrière psychologique » : « Les clients n’arrivaient pas à faire le break », estime Allen. Elle s’occupe depuis dix ans des hôtes. Joignable 24 heures sur 24 heures via son smartphone, elle décrit son rôle de « petite maman » : « Il faut que la personne se sente unique, pas juste comme un numéro ». Pour les plus jeunes de ses hôtes, qui viennent de plus en plus loin pour des missions ponctuelles, certains se sentiraient « catapultés » au Luxembourg. Pour ces délocalisés, ce serait souvent la première fois qu’ils se retrouveraient en dehors de leur pays d’origine, loin de leur famille.

« Les gens qui viennent en famille sont très rares. La plupart du temps, les firmes ne leur paient qu’une chambre individuelle », explique Nicolas Schock, directeur de l’hôtel Domus. Dans ces conditions, le temps libre se résume à des activités assez solitaires : « Ils rentrent tard, se font une pâte, communiquent avec leur famille sur Skype, puis vont se coucher », résume-t-il. Les deux choses les plus appréciées par les hôtes seraient « la tranquillité et une bonne connexion Internet ».

Durant les week-ends, ceux qui le peuvent partent ailleurs, pour Bruxelles, Francfort ou Paris. Ceux qui restent, affluent vers les rives de Clausen. « Les rives sont très en demande parmi nos clients, probablement parce qu’on y trouve une concentration de gens, estime Marie-Hélène Béharel. Ils ont donc plus de chances d’y rencontrer l’un ou l’autre de leurs collègues. Leurs propres repères, ils ne les trouvent qu’après un certain moment, souvent après y avoir été amenés par quelqu’un qui connaît mieux la ville. » D’autres qui, du moins temporairement, veulent briser leur isolement, se retrouvent sur des sites comme Onvasortir ou Meetup. Les expatriés y postent des rendez-vous pour une partie de quilles à la Bouneweger Stuff ou pour aller boire un chocolat chaud et combattre, ensemble, la flemme d’un après-midi dominical au Grand-Duché.

Bernard Thomas
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