Petite analyse sémiologique de la campagne Better call Bettel. Ou : la personnalisation à outrance du pouvoir politique qui nous attend durant la campagne électorale pour les législatives du 14 octobre

Incommunicado

Better call Bettel
Photo: capture d’écran
d'Lëtzebuerger Land du 13.04.2018

Buzz « C’est un incroyable succès ! » se réjouit Claude Lamberty, joint à Berlin cette semaine, « en une semaine, plus de 100 000 personnes ont vu ce petit clip, même l’Alde (Alliance des libéraux et des démocrates pour l’Europe, le parti libéral au Parlement européen, ndlr.) l’a partagé... » Le député, conseiller communal de Hespérange et, depuis novembre dernier, aussi secrétaire général du DP, avait coordonné la campagne électorale de son parti pour les législatives de 2013 et suppose que, si tout va bien, les membres du parti le confirmeront au poste de secrétaire général lors du congrès national du 22 avril. Et lui donneront également mandat pour prendre en charge la prochaine campagne électorale. Le premier essai de cette campagne est le clip Better call Bettel, épisode 1, mis en ligne vendredi dernier, 6 avril, sur tous les canaux – site internet du parti, réseaux sociaux, Youtube –, pour être partagé des dizaines de fois par les membres du parti (ou ses critiques) et commenté sur de nombreux sites de médias classiques.

Caméra cachée On y voit Xavier Bettel, Premier ministre libéral en exercice et tête de liste de son parti pour les législatives, assis au café Misch à Diekirch, le téléphone portable allumé posé sur la table. Devant la fenêtre, dans la grand-rue de la tranquille bourgade de l’Œsling, un vieux téléphone bleu ciel (la couleur du parti) a été installé sur un socle, bien ostensiblement au beau milieu de la ruelle. Quand le téléphone sonne, à l’improviste, des passants décrochent. « Bonjour, ici Xavier Bettel à l’appareil... Je voulais simplement savoir si vous alliez bien... » Alors il y a le monsieur qui, certes incrédule au début, se laisse toutefois impliquer dans une discussion sur les dossiers que le gouvernement a pris en main : la séparation entre l’Église et l’État, les transports en commun... Il y a aussi la dame d’un âge certain qui croit qu’il s’agit d’une de ces émissions de caméra cachée qui se moquent des gens et n’en revient pas quand Bettel sort du café pour venir la saluer. Et il y a ces deux jeunes gars qui affirment que la qualité de vie est excellente dans le Nord du pays et qui profitent de l’arrivée de Bettel pour faire un selfie avec « le chef ». Qui ira poliment saluer leurs épouses et leurs enfants, dont le timide Tim, le tout suivi par deux équipes de caméra/son. Avant de les voir partir, Xavier Bettel rappelle encore aux dames un peu plus âgées, de ne pas oublier leur nourriture, puis leur enverra un chaleureux « Äddi ! » – et le clip est terminé.

Trois minutes douze de promotion montrant « l’homme Xavier Bettel tel qu’il est » explique Claude Lamberty, « si proche des gens, cherchant toujours le contact direct avec les citoyens, tel que nous le connaissons depuis vingt ans, d’abord comme conseiller communal et député, puis échevin, maire et maintenant Premier ministre ». Pour Lamberty, Bettel est « un Premier ministre qu’on peut toucher » et ce « non seulement dans la capitale, mais dans tout le pays... Ce n’est pas un hasard que nous ayons choisi de commencer notre petite série à Diekirch. » Le journal satirique Feierkrop moque toujours Bettel comme « le maire de tout le pays », qui ne saurait pas vraiment ce qui se passe de l’autre côté du Hammer Dällchen. Mais Lamberty ne veut pas en dire plus sur cette campagne, ni qui en est l’auteur (selon les informations du Land, il s’agit de Gotcha, la nouvelle boîte de communication des anciens animateurs de RTL/Eldoradio Daniel Nepgen et Ben Olinger), ni le budget. Ni, surtout, si on a réfléchi en amont au fait que l’avocat véreux Saul Goodman de la série Netflix Better call Saul, à laquelle le nom de la campagne fait référence, risque d’impliquer une image négative. « Nous laissons toute liberté au public d’interpréter la campagne et de faire les associations qui bonnes lui semblent », continue Claude Lamberty. Mais que, dans la logique du parti, la suite de la phrase serait : « Il vaut toujours mieux appeler Xavier Bettel que Claude Wiseler (CSV, ndlr) si vous avez un problème... » Les passants, assure Lamberty, étaient vraiment là par hasard, et ont tous donné leur accord pour figurer dans le clip final.

Signifiants / signifiés Voilà pour les faits bruts. Voici ce que disent ces images – et ce qu’elles laissent implicitement entendre. Le téléphone d’abord : Qui a encore un si vieil appareil ? À l’heure des téléphones portables, que les jeunes n’utilisent même plus pour téléphoner, mais de plus en plus pour toutes sortes d’applications de chat et d’animation, l’objet en soi fait vieux jeu. Il y a eu plein de clips avec des téléphones dans l’histoire de la communication politique – pour le président Jonhnson, en 1964, pour Hilary Clinton en 2008 e.a. – mais dans ces campagnes-là, c’était le candidat qu’on appela, lors d’une grave crise politique, et les clips signifièrent qu’il fallait élire une personne responsable à la Maison Blanche pour qu’elle puisse prendre les meilleures décisions pour le pays, afin que les enfants puissent continuer à dormir tranquilles. Or, chez Bettel, ce ne sont pas les citoyens qui ont un problème et peuvent appeler le Premier ministre et candidat à sa propre succession, mais c’est lui qui les appelle, c’est lui qui s’enquiert ainsi du bien-être de son peuple – et signifie au passage que c’est lui qui a besoin d’eux. D’ailleurs le dénommé Steffes de l’épisode de Diekirch trouva que ce n’était pas au Premier ministre de le remercier pour leur petit entretien, mais que normalement, ce devraient être les citoyens qui le remercient, lui.

Il y a six ans, l’artiste française Sophie Calle avait installé une cabine téléphonique conçue par Frank Gehry sur le pont de Garigliano à Paris, qui était censé fonctionner selon le même principe que Better call Bettel : un appel impromptu et à l’improviste de l’artiste aux passants aléatoires. Mais le projet n’a pas fonctionné, soit parce que l’artiste n’a pas appelé assez souvent, soit parce que les passants n’ont pas décroché. Vandalisée, l’œuvre a disparu assez vite. Le téléphone de Xavier Bettel n’a été installé que pour une après-midi, jusqu’à ce que les séquences soient enregistrées, ce n’est donc pas comme si les citoyens intéressées avaient une sorte de ligne permanente vers le pouvoir politique. Mais ce téléphone, pour aussi factice qu’il soit, est censé signifier le lien entre Xavier Bettel et son peuple – comme dans La Voix humaine de Jean Cocteau, où une femme s’accroche désespérément à un dernier coup de fil avec son « chéri », son amant, qu’elle sait perdu.

L’amant perdu Alors, est-ce que Xavier Bettel est cet amant perdu du peuple luxembourgeois ? Le portrait que dresse de lui le correspondant à Bruxelles de Libération Jean Quatremer, le 9 avril dans la quotidien français, est étonnant parce qu’il n’a visiblement pas rencontré le même homme politique que celui que les Luxembourgeois côtoient depuis deux décennies. Quatremer le trouve « tout de componction et de retenue, là où Juncker embrasse et tutoie tout le monde » ce qui serait « une rupture épistémologique dans l’histoire politique du Luxembourg ». C’est tout faux, parce que Bettel est tout le contraire : il doit sa carrière à sa proximité des gens, à son entregent et à son talent « d’arranger les choses », que ce soit un renard dans le jardin ou un souci avec un enfant – en tant qu’élu local, ce fut son principal capital. Parce qu’« il manque d’épaisseur, ce n’est pas un homme de dossiers, il ne travaille pas beaucoup » affirme un « responsable de sa majorité » face à Quatremer.

Et c’est cette discordance entre les promesses et la réalité, entre le dire et le faire qui étonne le plus dans la nouvelle campagne. Parce que ces jours-mêmes, l’artiste belge Wim Delvoye avait affirmé dans de nombreux interviews (Le Quotidien, Paperjam.lu, Land, Radio 100,7...) que Xavier Bettel, avec lequel il s’entendait bien pourtant, ne décrochait plus le téléphone pour lui expliquer pourquoi sa Chapelle allait être démontée au Mudam. Le même Xavier Bettel, si proche des gens, qui se montre plein d’empathie pour les malades, les pauvres, les enfants, les étrangers et les victimes d’actes terroristes sur les réseaux sociaux et avait promis une meilleure communication de ce gouvernement, plus de transparence sur le travail de la coalition DP/LSAP/Verts, a fait marche arrière une fois assermenté. Contrairement aux promesses, il n’y a pas eu plus, mais nettement moins de transparence et de communication : en quatre ans et demi, seuls 43 briefings sur les décisions du conseil de gouvernement se sont tenus, dont un seul cette année, et ces rencontres avec la presse sont extrêmement expéditives, dix minutes, un quart d’heure au maximum. Alors que sous Jean-Claude Juncker, elles étaient hebdomadaires, sauf exception, pouvaient durer jusqu’à une heure et demie, et constituaient un vrai dialogue, avec la possibilité de poser autant de questions qu’on voulait. Pourtant, le gouvernement a fait installer les moyens techniques pour la retransmission de ces briefings via le site gouvernement.lu (pour 57 000 euros) et en a largement fait la publicité en amont – sauf que le contenu manque. En outre, le programme du conseil de gouvernement n’est plus publié non-plus. Donc les plus simples acquis d’un minimum de transparence ont été abolis. La mise en scène à Diekirch et dans tous les autres villages bienheureux qui vont suivre ne convainc pas. Le téléphone pleure, chanta Claude François un an après la naissance de Bettel, en 1974.

josée hansen
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