54/04 contrôle bancaire

Les limites de l’autodiscipline

d'Lëtzebuerger Land vom 07.01.2004

À la veille de Noël, le journal britannique The Observer publiait de nouvelles révélations sur l’affaire de la Bank of Credit and Commerce International (BCCI) : dans des documents portés à la connaissance des journalistes, il apparaît que les autorités de contrôles bancaires supposées surveiller le groupe dispersé dans plusieurs juridictions comme Londres, Luxembourg et les Iles Caïmans, avaient eu connaissance dès 1984 des dérives de la banque qui a laissé derrière elle sept ans plus tard quelque sept milliards de livres de passif. Un des mémoires exhumés accuse la BCCI d’avoir utilisé la « nationalité » luxembourgeoise – le siège social était au Luxembourg même si la plupart des employés du groupe travaillaient en Grande-Bretagne et qu’un volume d’affaires très faible était traité au Grand-Duché – pour échapper à la régulation. 

À la fin du mois, le procès de la responsabilité de la Banque d’Angleterre pour négligences dans la surveillance de la BCCI va s’ouvrir. Les créanciers réclament à l’institution un milliard de livres de dommages. L’Institut monétaire luxembourgeois (IML), qui était l’autorité de tutelle en 1991 lors du naufrage de la banque, a pu échapper au procès. Un arrangement trouvé au milieu des années 1990 entre l’État luxembourgeois et les liquidateurs a fait faire à l’IML l’économie d’un procès qui aurait pu être aussi long et douloureux que ne le sera sans doute celui qui commencera à Londres en janvier. Il n’empêche que l’affaire anglaise pourrait mettre en évidence les lacunes du contrôle luxembourgeois exercé pendant près de vingt ans sur l’établissement. 

La taille de la place financière et le volume des affaires qui y sont brassées n’étaient peut-être pas alors adaptées aux structures assez légères de l’IML en terme de ressources humaines. Le saucissonnage, qui prévaut encore actuellement dans le contrôle des entreprises financières avec trois institutions différentes : Commission de surveillance du secteur financier (CSSF), Commissariat aux assurances (CAA) et Banque centrale de Luxembourg (BCL),  rend sans doute l’exercice de la surveillance un peu plus compliqué que s’il était concentré sous un même chapeau. D’autant que la tendance est presque partout en Europe à la concentration de la surveillance au sein d’une seule et même entité. La fusion des trois organisations luxembourgeoises ne semble toutefois pas (plus) à l’ordre du jour : il faudra attendre le détail des programmes électoraux des principales formations politiques en vue des législatives de juin 2004 pour savoir si le projet, régulièrement évoqué, sera mis sur le métier au cours de la prochaine législature. 

Si la banqueroute de la BCCI, avec celle du fonds de placement du groupe américain IOS quelque années plus tôt, comptent parmi les plus gros « scandales » de la place financière luxembourgeoise, d’autres affaires ont émaillé son histoire, qui chaque fois mettent en exergue l’absence d’un contrôle rigoureux de la part des autorités qui se sont sans doute trop facilement remises à l’auto discipline des banquiers. Les affaires sont nombreuses. L’une des dernières en date étant celle de la Metropolitan Bank Associates (MBA) qui a laissé derrière elle un trou de 1,5 milliard de francs luxembourgeois (voir d’Land, 2 janvier 2004).  

Le contrôle des établissements financiers a presque toujours fonctionné au Grand-Duché dans une optique « conventionnelle », même si c’est moins vrai aujourd’hui avec la multiplication des contrôles sur place effectués par la CSSF : une sorte de gentlemen’s agreement entre les professionnels du secteur financier et les autorités qui n’a pas été étranger à l’implantation de nombreux établissements de crédit au cours des années 70. Ce modèle a plus ou moins bien résisté jusqu’au début des années 90. La défaillance de la BCCI a servi en quelque sorte de détonateur pour renforcer et professionnaliser la surveillance qui fonctionnait jusque là avec des méthodes pragmatiques à la « grand-papa ».

Un rapport du Commissariat du contrôle aux banques (CCB) vantait dans les années 60 « la souplesse du régime bancaire luxembourgeois qui est entièrement basé sur la coopération entre les autorités financières et les banques ». « Le commissaire au contrôle des banques, lit-on, agira plutôt par la voie de la persuasion et tâchera d’arrêter conventionnellement avec les établissements bancaires et d’épargne les dispositions jugées nécessaires pour le développement ordonné du crédit et pour une politique raisonnable des banques. »

En 1965, qui marque une étape décisive dans la réglementation bancaire, avec notamment les premières règles de protection de l’épargne, l’obligation de publication des bilans et la protection du titre de banquier, le CCB s’entoure de comités consultatifs constitués de professionnels du secteur financier. En 1971 est officialisé un Conseil du contrôle des banques, lequel sera par la suite prolongé par des comités spécialisés. Le modèle subsiste d’ailleurs encore aujourd’hui à la CSSF. 

En 1975, année où le nombre de banques était passé à plus de 80 sur la place, René Franck, commissaire de 1954 à 1959, s’interrogeait déjà sur la fragilité du modèle « conventionnel ». « Mais le pari, écrit-il alors, qui se joue sur le maintien du style ‘contrôle sur mesure’ tel qu’il est pratiqué jusqu’ici à travers des contacts suivis avec ceux qui font l’objet de la surveillance, contre l’application du contrôle de ‘confection’ s’exerçant par le truchement de la filière administrative, ferrée sur la casuistique de la réglementation qu’elle entend faire appliquer du haut de son autorité, ce pari là est-il gagné pour autant ? »

Le même rapport du CCB de 1975 se félicitait de ce que le modèle luxembourgeois n’avait « pas donné lieu jusqu’à présent à des difficultés sensibles » : « En effet, la discipline des banques et la conscience qu’ont celles-ci de la primauté de l’intérêt commun ont fait qu’il a pu se développer une sorte de code de déontologie financière admis par tous. » 

Pourtant trois ans auparavant, en 1972, au lendemain du « scandale » du fonds de placement du groupe américain IOS, les autorités luxembourgeoises furent bien obligées d’admettre les limites du système de contrôle financier ultra libéral. L’affaire IOS fait alors prendre conscience aux autorités de « leurs responsabilités vis-à-vis de l’épargne étrangère ou internationale ». Ce sera là un des grands dilemmes des autorités de surveillance luxembourgeoises : la prospérité de la place financière est venue de l’ultra libéralisme des affaires qui fait peu de cas de la protection des épargnants : leurs droits sont minimaux et le restent d’ailleurs encore  aujourd’hui. Un tribunal civil luxembourgeois a rappelé en juillet dernier (affaire des minoritaires de RTL Group contre Bertelsmann et GBL) que la protection des actionnaires minoritaires n’existe pas dans le droit positif luxembourgeois et que même floués, les petits actionnaires n’avaient que leurs yeux pour pleurer. 

Le Commissariat au contrôle des banques a été crée en 1945 dans l’urgence de l’après guerre. À cette époque, le gouvernement revenu d’exil n’avait qu’une idée en tête: écarter dans le domaine bancaire l’influence allemande. Les banques allemandes furent supprimées de même que furent éliminées les participations allemandes dans d’autres banques. Les établissements belges et français, rayés du marché luxembourgeois pendant l’occupation, reviennent en force : la KBL en 1949, le Crédit général du Luxembourg (Crégélux absorbé depuis par la BGL) en 1950, le Crédit européen en 1960 et la Banque Lambert en 1961(qui sera absorbée en 1976 par la BIL) pour les plus emblématiques. En 1945, le Luxembourg compte treize banques privées.

Avant la guerre, c’étaient les notaires qui depuis un siècle servaient de banquiers au Luxembourg: ils accordaient même des prêts personnels à leurs clientèle, le plus souvent d’ailleurs sans garantie réelle. La fonction de notaire banquier prit fin avec l’arrêté grand-ducal du 25 octobre 1944 qui interdit aux notaires d’accepter les dépôts. La Banque et Caisse d’Épargne de l’État, éliminée du jeu pendant l’occupation allemande, reprend du service et le terrain aux notaires. 

Le futur Premier ministre Pierre Werner, alors attaché au ministère des Finances, fut le premier représentant et le fondateur du CCB. Il modela l’institution en s’inspirant des expériences suisse et belge : « Du système helvétique, écrit-il en 1975 dans une monographie consacrée aux vingt ans de l’institution, on reprenait la simplicité de l’organisation et la généralité des règles. Le système belge inspirait surtout la présentation uniforme des bilans et des situations comptables, soit tout le système d’information du public et des autorités financières. »

Depuis sa création en 1945, le Commissariat au contrôle des banques, n’est pourtant pas resté les bras croisés. La confiance dans l’auto régulation des professionnels avait tout de même des limites à de pas franchir. 

L’un des premiers retraits de l’autorisation de faire du commerce pour non respect de la réglementation bancaire luxembourgeoise est celui de la Deposit and Finance Bank le 15 décembre 1972. Suivra six mois plus tard, en août 1973, le retrait de la licence à l’Overseas Development Bank, branche luxembourgeoise du sulfureux groupe IOS. 

Mais c’est aussi la même année que sera constituée la World Banking Corporation, qui deviendra plus tard International Trade and Investment Bank (ITIB) de l’homme d’affaires saoudien Bin Mahfouz. L’établissement vivra pendant vingt ans avant d’être « liquidé » pour fraude à la législation bancaire à la demande de l’IML en 1993, dans le sillage du naufrage de la BCCI. En juin 1974, la Herstatt Bank Luxembourg perdra sa licence et deux ans plus tard en juin 1976 la Comco International Bank, constituée en 1971 sous la dénomination de Commercial Credit Bank.

La fermeture de la BCCI en juillet 1991 sur décision commune de la banque d’Angleterre et de l’IML marquera la fin d’une époque pour des groupes financiers qui avaient tendance à prendre le Luxembourg pour un sanctuaire de l’argent sale. C’est à un véritable nettoyage que l’on assistera au cours de la première moitié des années 90. Les banques et les holdings liées à l’ancien empire BCCI seront éliminées du marché. La réglementation sur le secteur financier se renforcera en avril 1993 qui concernera tous les acteurs du secteur financiers. En août 2000, un pas crucial sera franchie par la CSSF avec la publication d’une circulaire sur la déontologie du secteur financier. Certaines pratiques comme le transport d’argent en liquide par les gestionnaires de fortune pour le compte de clients, seront bannies.  L’IML et surtout la CSSF ouvriront une véritable traque aux brebis galeuses de la profession. Les premières amendes pour les contrevenants tomberont en 2002.  

Tout est fait aujourd’hui pour que le Grand-Duché apparaisse comme une des places les plus intègres en Europe. Les autorités y veillent jalousement, quitte à ce que les établissements perdent certains clients. Aujourd’hui, ouvrir un compte en banque au Luxembourg pour les clients étrangers n’est plus une sinécure surtout s’ils ont la chance de porter un nom à consonance orientale. 

Véronique Poujol
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