54/04 économie

Le rôle régulateur de l’État

d'Lëtzebuerger Land vom 07.01.2004

Quand Carlo Hemmer publia en 1948 son ouvrage sur l’économie du grand-duché de Luxembourg (éd. J. Beffort), il ne pouvait guère anticiper le développement socio-économique spectaculaire de notre pays durant la seconde moitié du XXe siècle.

Une décennie après la guerre, la sidérurgie se distinguait par un essor remarquable. L’ensemble de la société en profitait largement. L’industrie lourde était notre principale source de richesse. Représentant plus d’un tiers du PIB, elle constituait le secteur dominant, dont dépendaient nombre d’entreprises domestiques aussi bien que les finances publiques.

Pendant les « trente glorieuses », le destin matériel du pays était étroitement lié à l’évolution de l’industrie du fer, qui, à son tour, était largement tributaire des mouvements de la conjoncture internationale. Qui aurait donc pu imaginer que les structures économiques seraient transformées de façon tangible à partir des années 1980 et que le secteur industriel verrait diminuer graduellement son poids relatif ?

Au moment de la fondation du Land, la part des banques dans le produit intérieur s’élevait à deux pour cent environ, celle des services à un tiers à peine. Cinquante ans plus tard, c’est la situation inverse: le poids des services est écrasant, la métallurgie contribuant à quelque trois pour cent du PIB. Point besoin de rappeler que les mutations dans le tissu productif intervenues depuis 1950 ont changé notre société de fond en comble. Que l’on pense, par exemple, au marché du travail dont la composition actuelle est sensiblement plus hétéroclite et qui reflète bien ces changements.

Depuis les années 1980, notre sort économique dépend de plus en plus du centre bancaire et de ses activités annexes. L’industrie financière s’est progressivement substituée à l’industrie lourde de sorte que le monolithisme sectoriel demeure une constante de notre paysage économique.

En 2001, Isabelle Cassiers, professeur de l’UCL, a évoqué la fragilité potentielle de notre économie dont la success story est liée à l’hypertrophie du secteur financier, elle-même partiellement dépendante d’avantages juridiques et fiscaux mis en question par l’intégration européenne.

Face à la dominance du secteur financier, nos gouvernants ont déployé de grands efforts pour diversifier le tissu économique. Ils ont également joué la carte de la souveraineté créant par là des milliers d’emplois. Ainsi, en 1953, l’emploi frontalier s’élevait à moins de 5.000 personnes. Aujourd’hui, le contingent des frontaliers dans la population active dépasse les 100.000. La part des étrangers dans cette population a franchi le cap des 50 pour cent depuis la fin des années 1990.

Notre histoire économique peut être analysée dans la perspective de ses institutions. L’État est sans doute l’Institution par excellence dans la mesure où l’administration centrale, de par sa structure et en raison des pouvoirs qui lui sont propres, peut façonner et transformer le cadre législatif dans lequel s’inscrivent ses propres actions. Ainsi, les deux dernières décennies du XXe siècle ont vu un État qui a misé beaucoup sur le monnayage des atouts que confère l’exploitation de la souveraineté nationale. L’État n’a d’ailleurs pas seulement su façonner sa fiscalité pour générer un environnement favorable à l’investissement et à l’emploi. Il a aussi fait preuve d’une capacité d’adaptation rapide aux mutations de l’environnement externe. La vitesse avec laquelle il a transposé en droit national la directive sur les fonds d’investissement (OPC) en témoigne à merveille.

À partir des années 1950, les pouvoirs publics ont exercé les fonctions les plus diverses. Ainsi, entre 1951-1959, l’État a focalisé ses efforts sur l’extension et la réforme du système de la sécurité sociale. Il a également eu soin de moderniser et de renforcer le tissu infrastructurel de l’économie domestique.

Les années 1960 marquent le début de la diversification. La loi-cadre relative à l’expansion économique fut le départ officiel de la politique de restructuration de l’industrie, au renouvellement de certaines infrastructures collectives ou encore à l’amélioration de la législation financière.

Entre 1975-1984, l’État se voyait confronté aux répercussions du choc pétrolier. La crise sidérurgique exigea le renforcement de son intervention. Les pouvoirs publics organisaient des travaux extraordinaires d’intérêt général ; ils créaient une division anti-crise tout en introduisant un régime de préretraite.

La crise entraîna les gouvernants à diversifier davantage le tissu de production. Durant la phase 1985-1999, l’État devenait ainsi un véritable innovateur en promouvant de nouvelles branches économiques telles l’industrie des fonds d’investissement ou la branche des médias. 

Si la petitesse du pays paraît favoriser un cadre administratif se distinguant par des chemins courts et des mécanismes de décision rapides, notre système étatique se caractérise parfois par des procédures lentes et compliquées. Par ailleurs, l’influence des groupes d’intérêts a favorisé des choix politiques s’opposant à l’efficacité économique. Dans un pays où tout le monde connaît tout le monde, il faut dès lors se demander si l’exiguïté territoriale ne semble pas favoriser des inerties au niveau de la prise de décisions publiques.

Durant la période 1980-90, les gouvernants ont eu également du mal à relever de façon conséquente des défis tels l’aménagement du territoire, les déficiences en matière d’infrastructures, la surcharge du réseau routier, les lourdeurs administratives ainsi que les risques écologiques d’un développement économique sans précédent. Dans ce contexte, il faut se demander si le consensualisme à la luxembourgeoise constitue encore une forme appropriée pour résoudre toutes les questions sociales et économiques. Mario Hirsch l’a bien vu il y a deux ans lorsqu’il se demanda si « notre modèle institutionnel, qui a fait ses preuves pendant si longtemps » est encore « adapté à la gestion d’une économie ouverte » et à « une société en proie au vieillissement ».

L’enrichissement favorise souvent une mentalité protectrice qui n’encourage ni l’esprit d’entreprise ni le goût du risque. Le comportement sécuritaire peut assoupir l’esprit d’innovation tout en favorisant les égoïsmes de groupe. Or, les droits acquis d’aujourd’hui peuvent être mis en question demain.

Pour sauvegarder le niveau de prospérité du pays, nos acteurs politiques devront donc avoir la prévoyance et le courage qu’il faut pour adapter en temps utile les institutions permettant de relever les défis socio-économiques de nos jours.

Dans ce contexte, un rôle primordial revient à l’État dont la mission fondamentale est de réguler l’activité économique, de promouvoir les activités créant de nouvelles richesses et d’accompagner les mutations structurelles qui s’annoncent.

André Bauler
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