54/04 mythes

Indépendance égal influence

d'Lëtzebuerger Land vom 07.01.2004

Depuis sa fondation, le Land ne laisse pas indifférent. Ses détracteurs ne se lassent pas d’accréditer l’idée qu’il ne serait pas tout à fait ce qu’il prétend être, à savoir un organe de presse au-dessus de la mêlée et à l’abri de toute manipulation ou instrumentalisation. En fait, il serait aux ordres et à la solde du grand capital, sans se l’avouer et sans s’en rendre compte. Son influence, disproportionnée par rapport à son tirage somme toutes modeste, proviendrait précisément des forces occultes qui se cacheraient derrière sa devanture accommodante. Le Land aurait bon dos, affirme-t-on volontiers.

À une époque où l’Arbed était un État dans l’État, les choses étaient simples, du moins en apparence. Il suffisait de faire état des affinités  des fondateurs et collaborateurs du Land avec les milieux industriels et la preuve par cent était faite que ce ne pouvait être que l’« Arbedszeitung ». Après tout, Carlo Hemmer n’était-il pas directeur de la Fédération des industriels (Fédil), puis de la Chambre de Commerce? Ses premiers collaborateurs réguliers, qu’il s’agisse de Leo Kinsch ou de Henri Etienne, n’avaient-ils pas fait leurs premières armes comme rédacteurs de L’Écho de l’Industrie, l’organe de la Fédil?

Ces liens ont subsisté tout au long de l’existence cinquantenaire du Land, du moins sur le plan personnel. Mais ces personnalités étaient surtout attachées à préserver l’indépendance de la publication et ils ont su résister à la tentation d’intervenir sur son contenu. Ainsi l’on retrouve au conseil d’administration des gens comme Norbert von Kunitzki, directeur financier de l’Arbed, Henri Ahlborn, directeur de la Chambre de Commerce et Lucien Thiel, ancien rédacteur en chef devenu par la suite directeur de l’Association des banques et banquiers (ABBL). Pour couronner la théorie selon laquelle le Land ne serait rien d’autre que le laboratoire d’idées du grand capital, on  avance évidemment comme preuve suprême le fait que peu après la mort de son frère Leo en 1983, Joseph Kinsch devient président du conseil d’administration des Éditions d’Lëtzebuerger Land s.à r.l., tout simplement pour assurer la pérennité de l’entreprise. 

À l’époque, il n’était que directeur de l’Arbed. Mais depuis qu’il est devenu directeur général, puis successivement PDG, président du conseil d’administration et enfin président du conseil d’administration d’Arcelor suite à la fusion entre Aceralia, l’Arbed et Usinor, la boucle serait bouclée et le Land irrémédiablement arrimé au grand capital et à sa soif d’influences occultes en tous genres dont il serait le fidèle exécutant, faisant et défaisant des coalitions selon le bon vouloir et les lubies du grand patronat. 

Il est vrai que depuis la fusion, l’Arbed a disparu en tant qu’épouvantail du bestiaire des adeptes d’une théorie du complot qu’on retrouve encore et toujours du côté de la Centrale paysanne et de la Confédération générale de la fonction publique (CGFP), un peu moins, il est vrai, du côté des syndicats et de la classe politique depuis que le « modèle luxembourgeois » s’est installé à demeure. Ce modèle repose implicitement sur le respect mutuel entre partenaires sociaux et il a contribué fortement à rendre leurs rapports plus objectifs. Au passage, le Land a perdu un peu de sa superbe et de son caractère intimidant, relégué désormais au rang de « Patronatszeitung » par ceux qui entendent disqualifier ses analyses mettant régulièrement en cause les arrangements particuliers et combinazione au profit d’intérêts corporatistes, un des Leitmotiv du Land. Ils ignorent évidemment que le patronat est loin de représenter ce bloc monolithique qui dicterait sa loi au pays et qu’on chercherait en vain un discours cohérent.

Les mythes ont la vie dure. Une simple analyse de contenu du Land de ses débuts jusqu’à aujourd’hui devrait montrer à suffisance que l’hebdomadaire a su rester fidèle à la ligne de conduite définie par son fondateur Carlo Hemmer dès le premier numéro. Les procès d’intention qu’on nous fait régulièrement ne sont presque jamais corroborés par des preuves tangibles et ils  sont le plus souvent le fruit d’esprits qui sont eux-mêmes l’otage de telle ou telle cause partisane et qui n’ont pas le courage de leurs opinions. Très tôt, le Land a plaidé la cause de la diversification économique, notamment à travers les contributions de Marcel Mart, futur ministre de l’Économie, ce qui allait à l’encontre de la légende comme quoi la sidérurgie ne songerait qu’à préserver son ascendant formidable sur la société luxembourgeoise. Le Land se distinguait par une approche très nuancée de la problématique économique. À côté de la conscience écologique d’un Carlo Hemmer à une époque où cette dimension ne faisait pas du tout partie des idées reçues, il y avait le souci des « modernistes » qui entendaient mettre à profit l’aubaine de l’intégration européenne naissante pour mettre au diapason le secteur protégé important, replié sur lui-même à grands frais de subventions et de mécanismes protecteurs. C’était la grande cause d’auteurs comme Marcel Mart et d’hommes du sérail comme Jérôme Anders ou Armand Simon qui problématisaient les défis de l’ouverture, une sorte de discours de la globalisation avant la lettre.

L’indépendance est, bien sûr, un concept relatif. Mais dans l’ensemble, le Land s’en est rapproché d’une façon plus que satisfaisante en n’obéissant qu’à ses propres critères dans le traitement de l’information, la tonalité de ses commentaires et les opinions recueillies, remarquables de par leur diversité. La vertu du Land, c’était que ses auteurs pouvaient (et peuvent) croire qu’ils s’adressaient à un petit lectoirat très cultivé, ce qui encourageait leur franchise. 

L’hebdomadaire toujours su faire preuve d’une farouche résistance aux pressions politiques, économiques et commerciales. Ce serait d’ailleurs faire injustice aux personnalités qui ont accompagné son devenir que de leur prêter des arrière-pensées en relation quelconque avec leurs positions et leurs intérêts dans la vie sociale et économique. Heureusement pour nous et pour nos lecteurs, on a à faire avec des personnalités indépendantes qui attachent une grande importance à la préservation d’un espace de liberté dans le paysage de la presse locale inféodée à toutes sortes de chapelles. Ils n’ont de leçons à recevoir de personne et surtout pas de gens qui éprouvent des difficultés à faire preuve d’indépendance d’esprit, habitués qu’ils sont à fonctionner comme porte-parole de telle ou telle cause ou intérêt plus ou moins avouable.

La communication institutionnelle, voilà précisément un domaine où le Land fait résolument bande à part. Les partis politiques, tous les partis sans exception peuvent en témoigner. Il est plus facile pour eux de faire passer un message dans la version locale de l’Osservatore Romano que dans les colonnes du Land. Nos détracteurs affirment volontiers qu’ici aussi, il y tromperie sur la marchandise, car en fin de compte et pour les causes importantes, le Land finirait toujours par s’avouer un faible pour les thèses libérales, même si on nous concède volontiers qu’il s’agit plutôt d’un libéralisme au sens philosophique et non pas dans l’acceptation partisane du terme. Ici aussi, l’on procède par amalgame en avançant comme seule preuve le fait que nous partagerions le même imprimeur avec l’organe du Parti démocratique. L’Imprimerie Centrale serait à plaindre si elle n’avait que des clients proches du DP ! 

N’empêche que c’est justement avec ce parti, surtout lorsqu’il est au pouvoir, que le Land est en bisbille. C’était déjà le cas entre 1979-84 lorsque Boy Kohnen était ministre des Travaux publics. Mécontent de l’accueil réservé à sa politique dans nos colonnes, il se revanchait en nous coupant les vivres, c’est-à-dire les nombreux avis officiels émanant de son ministère. De nos jours, la susceptibilité de certains ministres DP n’est pas moindre. Il y a quelques mois, le Land a été écarté à la dernière minute de la campagne à grands frais « Mir haale Wuert » du DP  sur instruction du secrétaire général-ministre Henri Grethen en raison de son insolence vis-à-vis  de Lydie Polfer. Le Land avait publié en septembre sur sa dernière page satirique un billet, « Le coucher utile », relatant les dessous d’un spectacle de ballet à la prison des Baumettes à Marseille. L’indépendance, à moins que ce ne soit l’impertinence qui en est une des formes d’expression, a donc son prix.

Parmi les mythes qui ont la vie dure, il y en a un qui est particulièrement tenace. On prête au Land d’avoir porté sur les fonts baptismaux la coalition de centre-gauche au pouvoir entre 1974 et 1979. Nous avons évoqué en long et en large cette question dans le supplément consacré au 40e anniversaire du Land, paru le 16 mars 1994. Il reste vrai que l’entregent de Leo Kinsch, qui entretenait de bonnes relations dans les deux camps et surtout avec les dirigeants syndicaux de l’époque, y était pour quelque chose. 

Il est vrai aussi que le Land a de tous temps eu un penchant prononcé pour des idées éclairées, voire progressistes, ce qui faisait de lui un adversaire déclaré de la politique passablement obscurantistes incarnée par le CSV pendant les longues années du règne de Pierre Werner. Avec la montée en puissance de Jean-Claude Juncker, qui, avec la complicité de l’aile «progressiste» du grand parti conservateur, a su dépoussiérer considérablement l’image de marque du CSV, nous avons perdu une cible et les cartes ont été singuliérement brouillées. Nos lecteurs savent que cette évolution force le respect et notre traitement du cas Junckeren en tient forcément compte, un peu à la manière dont nous avions accompagnée avec  moultes symphaties l’inflexion progressiste du DP sous Gaston Thorn dans les années soixante-dix. 

Mais revenons à l’épisode du gouvernement de centre-gauche qui a peu de chances de se répéter de sitôt. Ce qui, à la réflexion, était plus important et toujours d’actualité trente ans après, c’est que le Land avait préparé le terrain et les esprits de longue date pour que l’alternance devienne possible. Bien avant l’échéance électorale de 1974, certaines grandes plumes du Land ont contribué à des évolutions qui n’ont pas manqué d’affecter à la fois le système politique et nos comportements en tant que citoyens et électeurs. 

L’on pense au regretté Marcel Engel, mort récemment, dont la chronique « Der Bürger und sein Staat », publiée dans nos colonnes  pendant les années de plomb de l’époque Werner et éditée sous forme de livre à succès par l’APESS, mais aussi aux papiers de Jean-Aimé Stoll sur les relations difficiles entre autochtones et étrangers, les analyses au vitriol de Norbert von Kunitzki, d’Alex Bonn, de Fernand Entringer  et du regretté Michel Delvaux qui ont contribué, chacun à sa façon, de mettre à nue les ratées d’un système et d’amplifier le ras-le-bol qui a éclaté la première fois massivement lors de la grande manifestation du 9 octobre 1973, répétition générale de l’alternance  devenue réalité lors des élections du 15 mai 1974 avec l’avènement du cabinet Thorn/Vouel.

Avant, pendant et après ces années fastes et de grande effervescence, le Land excellait dans ce qui est la mission première de la presse. En forgeant la vision de l’offre politique et en définissant l’agenda des priorités, les médias peuvent jouer un rôle dans la structuration des comportements. 

À l’époque c’était l’immobilisme, le caractère figé de la société luxembourgeoise contre lesquels le Land bataillait fermement. Comme  c’est toujours d’actualité, nous avons du pain sur la planche.

Mario Hirsch
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