50 ans critique d'arts dans le Land

Grandeur et servitude de la critique

d'Lëtzebuerger Land vom 07.01.2004

1Pour commencer, ceci, qui a risqué de passer inaperçu dans le tintamarre des fêtes de fin d’année : l’extraordinaire trouvaille dans les grottes ou cavernes de Souabe, sur la Schwäbischen Alb. Des figurines en ivoire, des sculptures figurant une tête de cheval (deux fragments), un être mi-homme mi-lion, enfin un oiseau. À en croire les spécialistes, elles remontent à environ trente mille années. Le témoignage le plus ancien d’une activité artistique humaine, et pareille accumulation d’artefacts indiquerait l’existence d’un véritable centre de production. On laissera ouverte la question des pratiques de chamanisme qui y étaient sans doute liées.

Les peintures rupestres (de Lascaux, d’Altamira) sont vieilles à peu près de quinze mille ans. Seulement, était-on déjà tenté de dire après la découverte de la grotte Chauvet. Peu importe, c’est l’homme moderne, homo sapiens sapiens, qui a inventé ces nouvelles formes d’expression, pour s’approprier le monde où il vivait, de quelle façon, carrément magique, moins ambitieusement pour le saisir seulement, le comprendre par l’art.

(Pour repère, les premiers écrits bibliques datent au mieux de l’an mil avant notre ère, et la philosophie voit le jour quelques siècles plus tard.)

2Voilà un arrière- plan, ou mieux une sorte de fondement à toute discussion sur l’art. De quoi aussi mettre fin à une dispute, la reléguer en tout cas, telle qu’elle vient d’opposer (à travers des lettres à l’éditeur du journal du pays le plus répandu) Charles Munchen et René Kockelkorn. Essentialisme VS nominalisme ou l’impossibilité d’une définition dernière de l’art. 

De même, comment réduire le beau au goût d’une certaine couche sociale d’un certain continent à une certaine époque, et de le considérer dès lors comme universel et éternel ? À moins que, quasi subsidiairement, on regarde l’histoire de l’art (et en cela la soumettant à un schéma plus général) comme progressive, téléologique, et l’illusion sera la bienvenue alors d’avoir à tel moment atteint justement à cette fin. Ainsi, la fin semblait être la délectation, ce qui est peu de chose en regard de ce que nous apprennent les découvertes.

3L’historien et le philosophe ont à mettre de l’ordre dans la multiplicité des phénomènes, la ramener si possible à une unité féconde, et la distance leur sied dans pareil travail. Plus humblement, le critique, sans qu’il lui soit permis de négliger cette autre dimension, autrement il perd rapidement pied, lui a à se colleter avec ce qu’apporte l’écume des jours. À lui la surprise, le ravissement des fois, du nouveau, de l’inédit, et conjointement le risque de l’erreur. Ses articles, ses rubriques, comme les cimaises des galeries, sont un peu un premier passage au tamis ; le musée aura la fonction de purgatoire, et la postérité décidera plus ou moins définitivement de l’accession au panthéon.

Au plus bas degré, et c’est plus vrai pour un quotidien que pour un hebdomadaire, il y a l’information ; insuffisante, elle doit être suivie immédiatement du choix, du tri, indispensables, car il n’est pas de critique sans jugement (avec la modestie qui s’impose). On ne parlera pas de tout, rien de plus désolant que ces pages où se côtoient dilettantes (le mot est choisi à dessein, l’amateur est estimable tant qu’il reste conscient de ses limites) et maîtres, où les différences sont effacées au nombre des lignes. Des fois, si cela vaut la peine, il faut vitupérer, rarement, car la plume emporte trop facilement. Le silence suffira, sera assez parlant.

Informer, juger, après le critique aura à cœur d’expliquer, de s’expliquer. Il y a là un engagement de sa personne, et a priori il n’y a aucun mal à une critique impressionniste. Il en va comme des mises en scène, on les juge à leur tour aux horizons qu’elles ouvrent. Il est des critiques (d’art, de littérature, de théâtre, de musique) avec qui je suis personnellement rarement d’accord, je les lis toujours avec les plus grands bénéfice et bonheur.

4Bien sûr que la presse luxembourgeoise a nécessairement un côté Janus ; je ne parle pas de la sagacité prêtée à ce roi légendaire, non, il est question de ses deux visages. Une publication, dans notre pays, doit rendre compte des événements sur les plans régional et national, elle ne peut s’y limiter ; pas besoin de sortir pour cela le poncif de la mondialisation.

Le marché de l’art privilégie la production indigène. S’y tenir revient très vite à n’avoir plus d’autre critère que l’origine, à manquer d’aune pour mesurer sérieusement. Une collection faite dans cet esprit aura à la fin comme seule ambition d’être la plus complète possible, mais la totalité n’est pas garante, loin de là, de qualité. L’art vit d’un face à face plus large, d’une confrontation plus ouverte.

5 Si vous n’aimez pas l’art contemporain, n’en dégoûtez pas les autres !, tel était l’appel lancé dans un numéro de décembre 2000 dans les Inrockuptibles par Gérard Fromanger. Sous l’impulsion de la responsable, les pages culturelles du Land font exactement le contraire, elles font l’effort d’amener à l’art contemporain ; et s’il le faut, on y prend vigoureusement parti, on se mouille dans les querelles (inutile de revenir sur telles circonstances).

L’art contemporain (encore faut-il commencer par soir de quoi on parle, car ce n’est pas une question de date, laissons cela pour la durée de consommation des aliments), l’art contemporain peut et doit même susciter des controverses, le signe peut-être d’un art vivant. Il faut que, pour vives qu’elles soient, un esprit franc les porte. Et qu’on ne sombre pas dans la nullité des personnages beckettiens RoK et Nogo qui dans un texte de fin de partie de l’art s’en sont pris dans le Journal (du 31 août 2002) à une exposition du Casino. 

N’ayant cependant à opposer rien d’autre que le bien dangereux « gesunden Menschenverstand » et un bien fumeux « Gefühl für das Ästhetische ».

Allons-y pour une citation un peu plus longue de Fromanger (et aux amateurs d’y mettre les noms de famille) : « …Devant toutes les tragédies profanes, Pablo, Francis, Alberto, Edvard, Oskar, Christian, Piero, Wim et les autres nous disent heureusement que le corps coule, pue, crache, éjacule, bande, mouille, pète, transpire, souffle, chie, pisse, morve, crie, jouit et souffre et que c’est magnifique et bouleversant. Le sacré désincarné et le profane charnel dans l’art moderne et contemporain ne son coupables de rien. La fin du monde de l’art contemporain dont viendrait tout le mal n’est pas pour demain. Ni la fin de l’Histoire, ni la fin du sens. »

6Un dernier mot, en hommage à Daniel Arasse mort en cette fin d’année. Peut-être que l’un ou l’autre lecteurs du Land se souviennent du compte-rendu de son livre au titre amusant ou provocateur : On n’y voit rien. Raison de plus, ajouterai-je, d’y regarder de près. Et une leçon à en tirer : l’art est affaire de regard(s). Et très vite, face à un interlocuteur imaginaire, Arasse avait rejeté le reproche d’exagérer ; bien sûr qu’il se faisait plaisir, la moindre des choses. Quant à une possible surinterprétation, si non e vero, bene trovato…

Lucien Kayser
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