Entretien avec l’économiste Patrice Pieretti sur l’impasse de la concurrence parfaite, le déterminisme de la très petite dimension et les limites du moins-disant fiscal

Chocs et ripostes

d'Lëtzebuerger Land du 06.05.2016

Patrice Pieretti est professeur d’économie à l’Université du Luxembourg. Au début des années 1980, il avait créé (avec Gaston Reinesch, Guy Schuller et Michel Wurth, rejoints par Serge Allegrezza et André Bauler) un groupe de réflexion sur les économies de petit espace. Cette plate-forme informelle initiait une réflexion scientifique en absence de structures universitaires. Devenu enseignant au Cours universitaire, Pieretti tient à « se plier aux exigences de la carrière universitaire » et se lance dans un travail de doctorat (Sciences Po Paris) avant de passer son habilitation à diriger des recherches (Paris II). Ancrés dans la théorie des jeux et les modélisations mathématiques, ses derniers articles scientifiques traitent de la compétition asymétrique entre États-nations, des effets de la pression internationale sur les paradis fiscaux ou encore de la place financière comme moteur de l’économie.

d’Land : Au Luxembourg, le discours sur l’économie est dominé par des think tanks proches du milieu patronal d’un côté et les opérateurs de la place financière de l’autre.

Patrice Pieretti : À ma connaissance, les universitaires sont largement absents des think tanks patronaux. Est-ce par arrogance de la part des chercheurs académiques ? Il faut aussi considérer l’autre côté de la médaille : Les animateurs de think tanks sont-ils vraiment intéressés à accueillir les universitaires ? Seraient-ils disposés à accepter notre approche plus conceptuelle et moins partisane ? Ils n’aimeront peut-être pas que l’on remette en question certains crédos. Ainsi, pourquoi les salaires devraient-ils suivre automatiquement l’évolution de la productivité ? Quel est dans ce cas le modèle de pensée sous-jacent ? L’économie, c’est aussi une question de méthode et de concepts et non d’affirmations. Tenter d’identifier des problèmes, les traduire dans un langage simplifié (ce que nous appelons « modélisation »), et analyser des résultats par des méthodes statistiques élaborées. En tant que chercheurs nous sommes habitués, éduqués à cela. Lorsqu’on prend part à des discussions où se mélangent revendications professionnelles et préceptes non-démontrés, on est très mal à l’aise.

Or, de manière générale, l’Université du Luxembourg semble très réticente à s’immiscer dans le débat public sur l’économie.

Je ne suis pas à convaincre que les universitaires, au sens français du terme, ont un devoir de service à la société. D’ailleurs c’est écrit noir sur blanc dans nos contrats. Il n’y a pas d’attitude arrogante – et, si elle existe, cela reste très anecdotique. Mes collèges et moi-même avons publié de nombreux papiers de vulgarisation dans la presse locale. Mais il faut dire qu’il n’y a pas d’incitation à prendre part à un débat plus terre-à-terre – a fortiori concernant le Luxembourg. À strictement parler, en tant que chercheur, cela ne mène pas à une valorisation académique. Au contraire. La rédaction de papiers de vulgarisation représente une perte de temps pour la publication scientifique. Or qui veut avancer dans sa carrière universitaire, doit publier dans des revues spécialisées. Et Dieu sait si cela prend du temps…

Depuis des décennies, la discussion sur la compétitivité semble se dérouler en mode repeat : index, salaire minimum, flexibilité.

Les prophètes de la compétitivité semblent faire une fixation sur l’index et les coûts salariaux. Mais quel est leur modèle d’explication sous-jacent ? Il me semble être d’une simplicité exagérée. La planète serait peuplée de pays de taille identique, eux-mêmes peuplés d’entreprises qui produiraient à peu près tous la même chose. Le gagnant de cette concurrence homogène et effrénée, ce serait celui qui réussit à vendre le moins cher. Or ce monde de la concurrence libre et parfaite manque à l’évidence d’imagination. Il n’est ni cohérent ni réaliste. Si cette logique est menée à son terme, le seul moyen de garantir les profits est de baisser les coûts de production. Le discours sur la compétitivité doit-il alors se limiter à des solutions de facilité du style : À bas l’index ! À bas le smic ! Baisse des impôts !

C’est l’impasse de la concurrence parfaite…

Dans un monde moderne, être compétitif désigne surtout la capacité d’échapper à cette impasse. En créant des avantages qualitatifs qui permettent de pratiquer des prix qui peuvent dépasser les coûts de production. La différenciation et l’innovation, voilà les moyens d’assouplir les contraintes concurrentielles et de s’affranchir du statut de price taker, pour devenir price maker. Bizarrement, tenir un discours classique sur la compétitivité, n’est-ce pas avouer une incapacité à innover ? Ce qui, pourtant, est le propre de l’entrepreneuriat.

Il y a comme un mystère entourant la baisse de la productivité au Luxembourg que personne ne semble en mesure d’élucider. S’agit-il d’une anomalie statistique ou d’un problème économique ?

Mesurer la productivité est un cauchemar pour les statisticiens-économistes. Il s’agit en fait d’un indicateur dont la validité est limitée et peu fiable. Surtout pour une économie dominée par la production de services comme au Luxembourg. Comment calculer la productivité d’un associé d’une Big Four ? Ou d’un fonctionnaire ? On peut connaître son salaire ; mais sa productivité ? Comme l’aurait dit Joan Robinson, une économiste britannique, cela relève de la métaphysique.

L’économie luxembourgeoise est-elle un cas sui generis ? Et, si oui, quel est son intérêt pour la recherche internationale ?

Ce sont les économies de petite dimension, de moins de cinq millions d’habitants, qui sont sui generis. Les petits pays ont des caractéristiques communes : ils manquent de ressources pour assurer la production, c’est-à-dire la population est tellement petite qu’elle ne peut fournir les capitaux, la main d’œuvre, le know-how nécessaires. Ces économies sont donc forcément très ouvertes. Ceci crée des problématiques qui valent la peine d’être étudiées. Des économistes qui le font, il y en a, mais ils se comptent sur les doigts d’une main. Le problème est que les instruments classiques qu’on retrouve dans les manuels de macro-économie (comme la monnaie, le keynésianisme ou les taux d’intérêts) ont été élaborés pour les grandes, voire les très grandes économies. Mais, pour un petit pays, qui ne dispose ni de sa propre monnaie ni d’un marché intérieur, ils sont inopérants.

Du coup, on serait tenté de conclure : Si ça va bien, tant mieux ; si ça va mal, tant pis. Le Luxembourg est-il condamné au fatalisme ?

À première vue oui. Mais que constate-t-on ? Cela fait trente ans que ça va bien. Ni la crise sidérurgique ni la crise financière n’ont coulé le Grand-Duché. À cause du « hasard » ? Aucun historien sérieux ne relaterait l’évolution de cette manière-là. Non, il y a une trame. Gaston Reinesch l’avait résumée dans la question : « Existe-t-il un déterminisme de la très petite dimension ? » Il voulait montrer que la petite dimension est une force en soi, qu’une petite économie peut rester maître de son destin par le biais d’une politique économique adéquate qui viendrait compléter l’économie privée.

L’histoire officielle a tendance à présenter tel ou tel ministre « visionnaire » comme « père » de la place financière. Or quelle place le déterminisme laisse-t-il au volontarisme politique ?

Dire que le développement économique serait dû à un homme politique en particulier, ce serait succomber à la facilité. Le mécanisme est très clair. Lorsqu’éclate la crise de l’acier, des décisions sont prises très rapidement : la tripartite est lancée, les salaires sont réduits et des tonnes de subventions payées. Il y a donc une part de volontarisme – mais elle est due à une contrainte externe et immédiatement perceptible. Dans un grand pays, on ne va pas changer la politique parce qu’une firme a fait faillite. Au Luxembourg, c’est différent. Ce choc provoque une réaction rapide, entourée d’un consensus national. En recourant à une image quelque peu excessive, si je tiens une allumette sous votre main et que vous la retirez, je ne vais pas dire : « Quelle intelligence, quel volontarisme ! » ; c’est un réflexe comportemental.

Le secteur financier a montré une capacité de résistance surprenante. Pourtant, durant des années, les banquiers mettaient un signe d’égalité entre fin du secret bancaire et fin de la place bancaire.

Les mauvais présages ne se sont pas réalisés. Ainsi, en 2013, le Statec avait tenté de chiffrer les fuites de capitaux [estimées à cinq milliards d’euros d’actifs, ndlr] grâce à des calculs plutôt mécaniques. À proprement parler, les comportements adaptatifs des acteurs financiers n’ont pas été pris en compte. La fin du secret bancaire était en quelque sorte perçue comme une baffe sans riposte aucune. Or, elle a dévoilé une capacité d’adaptation de la part de la place bancaire. Un autre type de clientèle (les HNWI) a été ciblé, et cette stratégie semble avoir réussi. Pourquoi ce revirement ne s’est-il pas opéré plus tôt ? C’est que le coût économique de l’activité traditionnelle a augmenté suite à la pression internationale. Ce coût s’exprime en termes de réputation. La pression devenant trop forte, la place bancaire a changé de régime, ce qui a été à l’évidence rendu possible par l’existence de potentialités accumulées au cours des dernières décennies.

Certaines juridictions, comme le Monténégro, l’Ouzbékistan ou la Bosnie, affichent des taux d’imposition en-dessous des dix pour cent. Pourtant, cette politique tax-friendly ne leur a pas permis de s’établir comme centres offshore. Quelle est la relation entre tax haven et safe haven, entre incitant fiscal et calmant juridique ?

Un collègue allemand m’a dit un jour : « La finance, c’est du commerce de l’argent. Et l’argent, c’est un bien homogène. On peut donc faire les mêmes opérations n’importe où. » En fait, c’est plus compliqué que cela. L’investisseur n’est pas une machine à calculer le rendement maximal, il y a toute une psychologie derrière. Il cherche aussi une sécurité, il a besoin de comprendre, d’être rassuré. Cette notion de sécurité juridique est évolutive. Plus les produits se font sophistiqués et impénétrables, plus la protection devra être cohérente et convaincante.

Après « Luxleaks », la souveraineté luxembourgeoise apparaît comme une semi-fiction. L’administration a-t-elle les ressources financières et personnelles pour gérer la place financière ? Ou, pour poser la question de manière provocatrice : faudra-t-il outsourcer des fonctions régaliennes, à l’instar du Liberia, dont le registre maritime est géré à partir de Virginie aux États-Unis ?

À mon avis, l’ancien système des rulings a été un faux-pas. Le Luxembourg risque de passer pour une république bananière. Laisser faire les intérêts privés sans contrôle conséquent frôle la négligence et l’inconscience. Je n’ose pas penser que le gouvernement ne comprenait pas l’enjeu d’une telle attitude. Des réponses du type « c’était nécessaire pour développer le bien-être du pays… » ou « il faut déléguer des tâches incombant aux pouvoirs publics » ne sont pas tenables. Afin de combler une pénurie de capacités humaines dans la fonction publique, il serait peut-être plus judicieux de permettre, sous certaines conditions, l’accès de non-Luxembourgeois hautement qualifiés à la fonction publique. Mon argument est d’ordre économique et non pas moral ou politique. De plus, je pense que les pouvoirs publics devront plus s’impliquer dans l’économie. Non pas pour la diriger, mais pour compléter les décisions touchant à des questions infrastructurelles définies au sens très large. Mais ceci demande une réelle collaboration privé-public, et non une délégation !

Mais si le Luxembourg a pu développer des armes de défiscalisation massive, n’est-ce pas parce que les autres pays de l’UE ont laissé faire ? Voire ont encouragé une politique de dumping fiscal ?

C’est un peu cynique, mais tant que la mobilité des capitaux restait faible, tant que le pouvoir d’imposition des autres pays restait élevé et les contribuables captifs, le Luxembourg était quantité négligeable. Les paradis fiscaux étaient comme des corpuscules qu’on pouvait, à la limite, tolérer. Mais la politique du moins-disant fiscal favorisant l’évasion fiscale, c’est fini. Il faut passer à autre chose. L’augmentation du nombre de pays concurrents s’adonnant à la concurrence fiscale affaiblit en outre l’impact des baisses d’impôt sur l’attractivité fiscale. Si tous se mettent à baisser les taux, tous seront perdants. Et les petits vont perdre plus vite que les grands. Voilà ce qui arrive si on mise uniquement sur une concurrence fiscale dans un monde de plus en plus réactif. Les pratiques d’optimisation fiscale comme le profit shifting deviennent de plus en plus difficiles.

Bernard Thomas
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