50 Joer d'Land

La révolution tranquille

d'Lëtzebuerger Land vom 07.01.2004

Au début des années 1980, de nombreux politologues, à la suite de Ronald Inglehart1, considérèrent que les sociétés européennes étaient en train de connaître une véritable « révolution silencieuse » porteuse en soi d’une « nouvelle culture politique ». Pour décrire ce phénomène, ils usèrent également du terme de « révolution tranquille » par analogie avec ce qui s’était passé au début des années soixante au Québec2. Plus précisément, lesdites révolutions – sans heurts apparents et parfois même inintelligibles aux gouvernants – révélèrent que de plus en plus de citoyens avaient adopté de nouvelles valeurs comme l’égalité entre les sexes, la défense de l’environnement, le respect des identités culturelles et linguistiques ou bien encore le désir profond de sécurité et de liberté économique.

Ces auteurs démontrèrent également que face à l’incapacité réelle ou supposée des partis politiques, des syndicats ou des Églises à relayer ces nouvelles exigences sociales, de nouvelles modalités de participation politique fondées sur la démocratie et l’intervention directes seraient  apparues. Ces nouvelles formes d’expression politique, mais aussi de dépolitisation, se retrouveraient dans les mouvements sociaux ou les organisations non-gouvernementales. D’un point de vue strictement partisan, lesdites révolutions auraient aussi été à la source d’un nouveau clivage entre ce que l’on nomme les partis « post-matérialistes »  (les partis verts et ceux de la nouvelle droite au sens anglo-saxon du terme3), et les partis « matérialistes » (les partis chrétiens-démocrates et socialistes). Ces derniers furent qualifiés ainsi car ils étaient à la fois les dépositaires de l’ancien modèle de société basée sur le sens communautaire – qu’il soit vécu sur un mode corporatiste ou ouvriériste – et les démiurges de l’État providence. 

Si l’on conçoit bien évidemment qu’une transformation de l’économie, et des valeurs qui s’y rapportent, implique une modification du rapport à la politique, le Luxembourg a lui aussi connu sa « révolution tranquille ». « Révolution silencieuse » dont le Land se serait fait d’autant plus l’écho que, pendant les cinquante premières années de son existence, cet organe de presse fut à la fois indépendant des structures partisanes, qui régissaient jusqu’à encore peu les autres journaux, et que son actionnaire principal, l’Arbed, fut bien malgré lui l’acteur et l’objet de cette « grande transformation » au sens de Karl Polanyi4 avec des répercussions politiques que les partis luxembourgeois peinent encore à retranscrire aujourd’hui.La société grand-ducale a connu, en effet, deux modifications économiques et deux transformations politiques majeures intimement liées. 

Primo, au cours des années cinquante et soixante, l’expansion formidable de la sidérurgie a eu pour conséquence politique que les CSV et LSAP se sont accordés sur le double principe d’une économie sociale de marché et que leurs syndicats respectifs, le LCGB et ce qui allait devenir l’OGBL – avec la représentativité nationale consacrée par la loi sur les conventions collectives de 1965 – soient de fait associés à l’exercice du pouvoir. Cette formidable expansion économique a permis aussi le maintien d’une forte immigration italienne puis portugaise, remplaçant peu à peu les Luxembourgeois dans les postes de travail les plus pénibles au sein de l’industrie, puis dans les secteurs de la construction et enfin proprement domestiques. 

Toutefois, l’effroyable crise de 1975 qui toucha le secteur sidérurgique a obligé le Luxembourg à s’inventer un système de concertation sociale, la tripartite, qui, par bien des côtés, a encore porté un coup au principe même de démocratie parlementaire et qui par ricochet a préparé le terrain pour une participation politique autre que par les élections et n’usant plus le canal des trois partis qui se partageaient habituellement le pouvoir (CSV, LSAP et DP). 

La dévaluation unilatérale du franc belge décidée par le gouvernement Martens en 1982 et la mise en demeure à plusieurs reprises de la Commission européenne de suspendre toute politique de soutien à ce qui fut tout de même le moteur de l’économie luxembourgeoise pendant plus de soixante ans ont aussi enlevé les dernières illusions de la capacité de l’État luxembourgeois et de son personnel politique élu à être un régulateur de l’économie nationale. Autrement dit, la fin du paradigme sidérurgique a obligé les principaux acteurs socio-politiques et économiques du Grand-Duché à jouer la stratégie d’unification européenne en espérant toujours pouvoir monnayer sa souveraineté dans un espace économique unifié5.

Secundo, la tertiairisation financière de l’économie grand-ducale, entamée dès la fin des années 1960, a entraîné non seulement une profonde mutation de son marché du travail mais aussi – on l’oublie trop souvent – une modification du rapport que les Luxembourgeois ont à leur État et à l’économie en général. La complexité du secteur qui allait devenir le nouveau moteur dans les années 1990, a en effet surtout profité aux frontaliers puis aux autres Européens. Les Luxembourgeois ont donc été, pour un grand nombre d’entre eux, contraints à « se réfugier » dans le secteur dit « protégé », c’est-à-dire la fonction publique, renforçant de fait le poids de son syndicat la CGFP dans tout le processus décisionnel. 

D’autres, les moins qualifiés, demeurant « à contrecœur » dans le secteur privé, ont commencé à revendiquer à leur tour une plus grande sécurité économique. D’autres encore, plutôt les nantis, se sont convertis aux valeurs post-matérialistes. C’est ainsi que l’on peut comprendre au départ l’apparition simultanée et l’enracinement électoral de l’ADR et des Verts si représentatifs de la « révolution silencieuse » susmentionnée. Les Luxembourgeois pouvaient d’autant plus le faire que les cinq à six pour cent de taux de croissance  tout au long des années 1990 remplissaient allègrement les caisses de l’État. 

Mais ce faisant la société grand-ducale, en caricaturant un peu, a été coupée entre trois : 

1. Ceux qui détiennent le droit de vote et qui progressivement glissent vers un stato-nationalisme, ce qui n’implique nullement qu’ils renoncent à l’intégration économique européenne, mais à condition que celle-ci ne remette pas en cause sur quoi repose encore leur contrôle politique – d’où leur sourcilleux épiderme vis-à-vis de la question de l’harmonisation fiscale.

2. Ceux qui sont les acteurs de la nouvelle économie, souvent étrangers et qui influencent par leurs valeurs supposées plus « hédonistes » des Luxembourgeois (les plus nantis ou ceux qui votent pour les Verts) 

3. Ceux qui ont immigré dans les années 1950 ou 70, qui occupent souvent les postes les moins enviables dans l’économie luxembourgeoise et dont les enfants sont partagés entre plusieurs modes référentiels culturels et sociaux (le pays d’origine de leurs parents, le Luxembourg et l’Union européenne).

In fine, pour comprendre cette « révolution tranquille », le processus de mutation et de maturation fut aussi bien à l’initiative des partis traditionnels qu’il leur fut imposé. Les élections de 1959, de 1974 et de 1999 par exemple sont représentatives à la fois de la capacité du réformisme et du conservatisme de la société luxembourgeoise et des partis qui la représentent. À titre d’exemple, le PCS au pouvoir de 1945 à 1974 et de 1979 à 2004 ne fut pas le simple continuateur d’une société catholique et rurale luxembourgeoise mythique, d’ailleurs sanctionnée dans les urnes en 1974. Il fut aussi la structure partisane qui permit de relayer certaines « politiques innovatrices », notamment dans le domaine de la fiscalité et de l’organisation du travail. Surtout, il devint l’organe de sélection des dirigeants et des technocrates, qui ont compris ou « jouent avec cette idée » que la politique n’est plus l’apanage des partis mais le résultat d’un arbitrage judicieux entre les revendications des différents groupes d’intérêts si représentatifs de la « révolution silencieuse ». 

Il ne faut pas oublier de rappeler aussi que les partis libéraux et socialistes avec le gouvernement de Gaston Thorn de 1974 à 1979 furent les relais « efficaces » de la transformation des valeurs privées des Luxembourgeois. Chose intéressante, le DP et le LSAP, orphelins du libéralisme économique et de l’ouvriérisme, tentent toujours d’occuper le terrain des valeurs libertaires dont les Verts se sont faits les champions au début des années 1990. La « révolution tranquille » ou « silencieuse » est donc inachevée. Son point d’aboutissement sera-t-il lorsque toutes les composantes de la société grand-ducale seront traitées équitablement d’un point de vue politique ? Étant donné que le cadre national luxembourgeois, pas plus que celui des autres pays en Europe, ne peut le réaliser, la « révolution tranquille » n’impose-t-elle pas finalement à la fois de repenser son identité sociale et d’accélérer le processus d’intégration européenne ? 

1 Inglehart R., The Silent Revolution: Changing Values and Political Styles Among Western Publics. Princeton: Princeton University Press, 1977 et Culture Shift in Advanced Industrial Society. Princeton: Princeton University Press, 1990.

2 La « révolution tranquille » entre 1959 et 1968 est le moment pendant lequel, fort d’un large consensus social, l’État québécois, et son personnage principal, le Premier ministre Jean Lesage, a poursuivi en même temps un objectif de modernisation accélérée sur le modèle de l’État providence et un objectif très net de promotion nationale des Québécois francophones et des valeurs libérales, voire libertaires. Ouellet F.,« La révolution tranquille, tournant révolutionnaire ? », in Les années Trudeau La recherche d’une société juste., sous la direction de Th. S. Axworthy et P. E. Trudeau, Montréal : Editions Le Jour, 1990.

3 Poirier Ph., « La disparité idéologique des nouvelles droites ». In : Les croisés de la société fermée. Les extrêmes droites en Europe, sous la direction de Pascal Perrineau. La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube, chapitre 2, p.31-49, mars 2001.

4 Polanyi K., La Grande Transformation. Paris : Gallimard, 1983 [1944].

5 Hoppe H.H ., « Wirtschaftliche Kooperation staatspolitische Zentralisation » Schweitzer Monatshefte, p. 365-371, mai 1993. En se livrant au libre échange le plus total, cet auteur estime que même le plus petit territoire peut être totalement intégré aux échanges d’une économie-monde comme celle que représente l’Europe et profiter de tous les avantages de la spécialisation des compétences (les fameuses niches).

Philippe Poirier
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