Politique culturelle

Cui bono ?

La politique culturelle luxembourgeoise est-elle un village Potemkin ?
Foto: Martin Linster
d'Lëtzebuerger Land vom 07.07.2017

Jo Kox Ancien directeur administratif du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, président (bénévole) du Fonds culturel national depuis 2012, il s’est établi à son compte sous le titre de « consultant en ingénierie touristique et culturelle » avec sa société Kox Consulting en mai 2016. En été 2016, il a été chargé par Xavier Bettel et Guy Arendt du suivi des Assises culturelles, qui ont eu lieu les 1er et 2 juillet de cette année-là au Grand Théâtre. 200 000 euros ont été inscrits dans le budget d’État pour 2017, argent qui a été utilisé pour l’organisation des « ateliers du jeudi », sorte de thérapies de groupe thématiques, et pour financer le salaire de l’expert.

Samedi dernier, 1er juillet, un an jour pour jour après les Assises, il était master of ceremony, seul en scène durant trois heures, pour présenter ses conclusions de ces ateliers, dresser des pistes pour le futur Plan de développement culturel (prévu dans le programme de coalition Bettel/Schneider/Braz de 2013) et des améliorations plus immédiates de la gouvernance dans le secteur culturel. Certains des quelque 200 auditeurs dans la salle lui reprochaient de vouloir se profiler ou de postuler, par ce travail de bénédictin mené depuis un an, pour la direction du futur Arts council, sorte de grand bureau export, dont la création est annoncée pour l’automne. C’est oublier qu’il a une autre fonction à remplir, ni celle de candidat, ni celle d’« agitateur culturel » (comme il aime à se définir lui-même), mais celle de… paratonnerre (ou souffre-douleur). Le ministère libéral a outsourcé le travail, et, comme il l’espère, aussi les emmerdes (parce que les artistes, quels emmerdeurs…) à un consultant privé comme il externalise actuellement la gestion des établissements publics aux sociétés d’audit.

Xavier Bettel et Guy Arendt Le Premier ministre et ministre de la Culture et son secrétaire d’État Guy Arendt, tous les deux DP, ont repris le ressort de la Culture au pied levé en décembre 2015, après la démission de Maggy Nagel. Leur mission : calmer le secteur culturel, en ébullition depuis que l’ancienne maire de Mondorf avait annulé toutes les conventions liant le ministère aux associations culturelles (pour les redéfinir et, en fait, continuer comme avant, à quelques exceptions près), lancé un plan de rigueur budgétaire et commis quelques gaffes prouvant que la culture et elle, c’était deux paires de manches.

Comme la mise en place d’un Plan de développement culturel est une revendication de longue date des socialistes (qui auraient bien aimé reprendre la culture en 2013)et comme tous les partis du gouvernement ont signé, en 2008, le Pacte culturel, élaboré par l’initiative citoyenne plutôt de gauche Forum Culture(s), Xavier Bettel a vite compris que le processus d’élaboration d’un tel plan allait le faire apparaître comme un grand démocrate qui mise sur la transparence et la participation. Et tout le monde (ou presque) y a cru. Plus de 500 personnes ont assisté par un soleil rayonnant à deux jours de débats en 2016, 300 personnes aux « ateliers du jeudi » et elles étaient encore 200 samedi au Kulturhaus à Mersch.

Ça les occupe, ont dû se dire Xavier Bettel et Guy Arendt, comme ça, ils vont oublier que nous privatisons la culture à tout va ; ils ne verront pas que nous affaiblissons le ministère en ne remplaçant pas Bob Krieps par une personne avec des pouvoirs (et une compétence) de décision, mais par un collège (participatif) ; que nous misons sur la culture événementielle et faisons traîner en longueur des dossiers essentiels comme celui de la protection du patrimoine. Samedi, en l’absence de Xavier Bettel et en la présence muette de Guy Arendt (qui annonça juste que « le travail va commencer maintenant » en clôture), on se rendit compte qu’il s’agissait en fait d’un gigantesque écran de fumée, d’un village Potemkin.

Les institutionnels Samedi à Mersch, Jo Kox avança le chiffre de 1 200 personnes qui travailleraient dans les institutions culturelles au Luxembourg. C’est énorme. Rien que la Ville de Luxembourg emploie 343 personnes dans ses maisons culturelles, lit-on dans le dernier City Magazine, soit 8,6 pour cent de tous ses employés (pour dix pour cent du budget). Ce sont elles qui participent aux réunions et discussions sur ce plan, par enthousiasme ou, de plus en plus (on le remarque à l’ambiance flemmarde dans la salle), parce qu’ils se sentent ou ont été obligés d’y assister par leur hiérarchie.

À côté de ces fonctionnaires de la culture, il y a les bénévoles, tous ces présidents, secrétaires ou trésoriers des centaines d’associations sans but lucratif actives dans la culture : eux sont enthousiastes et profitent de chaque occasion publique pour s’adresser aux responsables politiques afin que leur club/domaine/art soit mieux subventionné (et au passage, trouve plus d’échos dans la presse).

Or, des institutionnels qui discutent ensemble pendant des heures tombent vite dans le corporatisme le plus primitif et demandent immédiatement plus de moyens financiers pour pouvoir embaucher encore plus d’institutionnels pour la brasserie, la communication ou le service de la médiation. Les recherches que Jo Kox a omises de faire (ou de présenter) seraient premièrement une mise en relation des frais administratifs et d’entretien des bâtiments avec les budgets réservés aux programmes culturels (souvent largement en-dessous des vingt pour cent). Ou, deuxième choix, une mise en relation des moyens (humains et financiers) d’un espace d’exposition au Luxembourg avec ceux d’un Frac français. Ça ne sert à rien de se comparer sans cesse à la Tate Modern si on ressemble davantage, de par son ambition et ses moyens, à un modeste musée de province.

Les artistes Étonnement, ils sont les grands absents (ou presque) du débat. Seuls trois d’entre eux, dont Serge Tonnar, prirent la parole samedi. Faut-il aussi essayer d’établir une relation entre les 1 200 employés du secteur de la culture et les
90 artistes plasticiens regroupés dans l’association de Trixi Weis, les cent musiciens professionnels de l’OPL, les quelque 300 artistes plus ou moins professionnels qui ont obtenu une aide du Focuna en 2016, les 73 artistes indépendants qui ont touché une aide sociale du ministère de la Culture l’année dernière ou les 146 intermittents du spectacle soutenus la même année ? En arrive-t-on à un ratio de un sur un : un fonctionnaire ou assimilé avec un salaire plus que correct (et surtout garanti) prenant en charge un artiste précarisé vivotant largement sous le salaire social minimum– et surveillant jalousement qu’il ne « gagne pas trop » ?

Tous les artistes se plaignent d’une augmentation de la charge administrative pour obtenir leurs droits (les aides sociales) ou des subsides (souvent limités à mille ou 1 500 euros), pour lesquels ils faut remplir des formulaires de demande longs comme un bras. Le drame, pour les artistes, c’est que durant ce processus, on ne parle jamais de contenu, d’esthétique, de ce qu’ils disent, montrent, peignent. De leur regard sur la société, des questions qu’ils posent. En étant occupés à introduire une nomenclature, un vocabulaire communs, des règles et des barèmes, on en oublie de lire des romans passionnants, d’aller au théâtre pour un spectacle hors normes, au cinéma pour un film révolutionnaire ou assister à un concert touchant aux larmes. À force de parler d’économie et d’administration, n’est-on pas en train de perdre de vue l’essentiel ?

Le public Il y aurait, affirma Jo Kox, 13 550 sièges dans les théâtres, salles de concert et autres centres culturels régionaux à occuper tous les soirs à travers le pays. C’est énorme. Mais ce public potentiel, on le connaît encore trop peu. Alors certains novices – Xavier Bettel au ministère, Marc Hostert à la présidence du Cercle artistique – tentent de le saisir à l’aide d’un sondage rapide acheté chez TNS-Ilres. Et sont tristes que beaucoup des personnes interrogées ne connaissent pas de peintre du tout et, parmi toutes les disciplines possibles, seules des stars comme Serge Tonnar, Fausti ou feu Thierry van Werveke. Mais en réalité, le public s’exprime beaucoup : il affirme ses préférences en achetant des tickets pour un tribute show d’un groupe des années 1970 plutôt que pour une formation électro avant-gardiste, en allant voir le Hoppen Théid plutôt qu’un spectacle de Romeo Castellucci, en plébiscitant les films de Andy Bausch plutôt qu’un film art et essai exotique (sans sous-titres). Mais il y a aussi un public plus averti, de plus en plus nombreux, qui apprécie l’offre pointue du Grand Théâtre et les solistes stars de la Philharmonie, qui va voir un artiste au Mudam, pas pour le découvrir, mais pour retrouver des œuvres dénichées à la dernière Art Basel ou à la biennale de Venise. Ce public-là, dans toute sa diversité, est le seul acteur à ne pas avoir été consulté dans ce processus si « bottom up » du Plan de développement culturel. Une partie de ce public a le droit de vote (pas tous, car beaucoup sont étrangers). Mais la culture n’est quasiment jamais un enjeu aux élections.

josée hansen
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