De la lecture d'un journal

Les mauvaises habitudes de lecture

d'Lëtzebuerger Land vom 07.01.2004

C’est dangereux et il faudrait en être conscient. L’homme marche trop aux flatteries et aux sollicitations. Lorsque que le rédacteur en chef m’a dit qu’il avait apprécié mon article publié dans le cadre du 40e anniversaire du Land, j’aurais dû me méfier, d’autant que le sujet qu’il me proposait de traiter – un regard critique sur le paysage journalistique luxembourgeois – est, par nature, un piège. J’aurais dû refuser, n’a-t-on pas déjà assez d’ennemis? J’ai accepté.

Mais qui peut sereinement prétendre pouvoir jeter un regard critique sur nos quotidiens et hebdomadaires ? Certainement pas quelqu’un qui, comme moi, avec l’âge a acquis de mauvaises habitudes de lecture et a perdu bien des illusions et prétentions scientifiques. Mais ce quelqu’un peut, voire doit, s’interroger pourquoi il achète, lit ou feuillette tel ou tel journal.

J’aimerais formuler deux hypothèses que j’essaierai de lier à la situation journalistique luxembourgeoise. Au préalable cependant, pour rester crédible envers quelques amis, cet article m’oblige à faire un « outing ». Oui, il m’arrive de lire le Bild. La honte ! Toute ma crédibilité intellectuelle, ou celle qui me restait, s’effondre. Certes, mais j’ai une excuse: en tant que sociologue, je peux toujours prétendre au sacrifice par intérêt scientifique.

Le pire étant avoué, je peux avancer mes hypothèses.

D’abord, tout journal qui a des lecteurs a le mérite de répondre à des attentes, même – ou surtout – un Feierkrop au Luxembourg, un Bild en Allemagne… Sociologiquement ces attentes sont plus intéressantes que les réponses données pour les satisfaire, en l’occurrence les productions journalistiques. Ensuite, il y a la logique « distinction – imitation – ressemblance » qui fait que, dans un pays comme le Luxembourg, où il y a une sur-offre de journaux, on lit in fine presque toujours la même chose, au risque d’un appauvrissement par généralisation.

Que savons-nous des lecteurs ? Qui achète et lit, à quel moment et où, et pour quelles raisons, tel ou tel journal ? Il n’y a pas d’études à ce sujet et l’on sait que les réponses sont multiples et diffuses. Un des particularismes de la presse luxembourgeoise, toujours évoqué, se situe au niveau des langues. Le lecteur luxembourgeois semblerait très exigeant. C’est vrai. À titre d’exemple, une de mes collaboratrices francophones m’a ainsi signalé un jour qu’il était assez discriminatoire que dans nos bureaux ne soient disponibles que des journaux germanophones. Depuis, j’achète régulièrement un de ces quotidiens francophones, mais ce qu’elle a omis de me dire, c’est que de toute façon, elle ne lit pas le journal.

Pour avoir une grille de lecture, je propose de construire un idéal-type du lecteur du Bild, journal des plus vendus, mais que « curieusement » personne n’avoue lire.

Le lecteur du Bild est quelqu’un qui n’aime pas se fatiguer intellectuellement. Il est consommateur d’informations, vite saturé lorsque cela devient politique ou économique. Du culturel, n’en parlons même pas. En revanche, il est avide du spectaculaire. Au niveau du politique, il aime être reconnu victime (victime de l’Euro, de la politique fiscale, des retraites…). La vie est injuste et notre lecteur suit, sans regret, tout ce qui devient l’objet d’un lynchage médiatique. Pour le reste, ses vrais soucis sont banalement quotidiens. Il y a le sport et la partie société (accidents, viols, tueries, soucis de stars …). Notre lecteur est par ailleurs très sensible aux rapports « image – texte » et « titre – texte ». Les images et les titres sont parlants, le texte fatigue. En ce sens, notre lecteur n’est pas opposé aux vérités « placatives » et peut vivre avec la délation.

Finalement, il lit son journal au bistrot, dans les transports publics et aux chiottes. C’est donc essentiellement une occupation passagère.Les attentes du lecteur luxembourgeois sont-elles différentes ? Commençons par les ressemblances. Pour ce qu’il en est du sport, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Les soucis concernant les performances d’un Ballack ou la dispute entre Beckham et son ancien entraîneur Ferguson semblent être des préoccupations planétaires auxquelles le lecteur luxembourgeois ne peut pas ne pas être sensible. Les principaux quotidiens les lui fournissent. Tout porte à croire que le lecteur luxembourgeois soit également intéressé par la rubrique société. Un journal comme le Quotidien y excelle : conducteur en ivresse à Obermanech, procès pour viol à Nancy… 

La diffusion de ce genre de nouvelles à haute valeur informative et intellectuelle est un phénomène qui a pris de l’ampleur depuis quelques années.  Le microcosme local est bien sûr générateur de ce genre d’attentes puisque nous n’avons que peu de grandes affaires et qui, par ailleurs, ne sont rarement éclaircies.

Cependant, les attendes du lecteur luxembourgeois sont différentes de l’idéal-type du Bild et nos journaux nous le rendent. Il y a d’abord les informations locales (anniversaire d’une mémé à Itzig, inauguration d’une piscine en présence de Madame la ministre en maillot de bain, exposition de peinture d’un parfait inconnu dans une galerie parfaitement inconnue dans un endroit parfaitement inconnu…). 

Le journalisme y répondant est celui de la presse locale française (logique Républicain Lorrain, Nice matin…) mais qui répond aux soucis de notre idéaltype de lecture sur la correspondance entre image et texte : importantes photos et petit communiqué de presse. Le lecteur aime regarder, pas forcément lire. Il adore également se voir lui-même ou des gens qu’il connaît. 

Ce syndrome du « m’as-tu vu, l’as-tu vu » peut prendre la forme de la médisance et avoir un franc succès comme le témoigne Feierkrop. Il peut aussi avoir d’autres formes. Ainsi, il y a une nouvelle forme d’exhibitionnisme et voyeurisme qui se met en place. À une attente particulière de nos lecteurs répond, en effet, le Paperjam. Vous êtes viré, vous changez d’employeur… surtout n’oubliez-pas d’envoyer votre photo accompagnée d’un petit texte au journal. On connaissait le succès des « Personalien » du Land, mais ce phénomène trouve ici son apogée. Lors d’une analyse plus approfondie on devrait le mettre en relation avec les annonces mortuaires (qui ont fait la gloire du Wort) et la publication des faillites.

La différenciation majeure par rapport à notre idéal-type se fait clairement au niveau des attentes portant sur le politique, l’économique et le culturel. Le volume des informations est assez important et le souci de distinction des publications (tous journaux confondus) se joue à ce niveau. Loin de moi de juger, c’est une question de goût et d’appétit personnel et, ce d’autant, que notre presse est une presse d’opinion.

Deux constats me semblent néanmoins importants. D’une part, au niveau de la concurrence se met rapidement en place la logique « distinction – imitation – ressemblance ». Elle veut que plus un journal entend se différencier tout en voulant répondre aux attentes des lecteurs et rester dans le socially correct, plus ses efforts sont imités par ses concurrents et plus les publications se ressemblent. Ainsi, à titre d’illustration, sur les dernières années, les pages économiques les plus riches étaient celles d’un Wort ou d’un Journal. Sans surprise, le Tageblatt a fait des efforts depuis pour compenser, voire dépasser.

D’autre part, de notre idéal-type reste l’attente du rapport « titre – texte ». Le lecteur n’aime pas être noyé sous le flot des mots, il est pressé. Pour répondre à cette attente, la production journalistique qui doit être mise en place est celle des communiqués (auto-concoctés ou repris). C’est d’ailleurs très significatif au niveau des pages économiques.

La question qui se pose, surtout dans un contexte de presse d’opinion, est de savoir si nous sommes, dès lors, confrontés à des opérations de communication ou d’information. Philippe Val, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, résume la différence comme suit : « informer, c’est être au service de ceux qui lisent, communiquer, c’est être au service de ceux qui dictent ».

La logique des communiqués – qu’ils émanent d’institutions publiques ou privées, de partis politiques, de groupes d’intérêts… ou d’agences de presse – est largement un journalisme de communication, puisque l’information est « dictée » par des autorités. Il exprime peut-être – mais pas forcément – une opinion, mais il ne propose certainement ni analyse ni recherche propre – ce qui est le fondement d’un vrai journalisme d’investigation et/ou de réflexion.

Il n’en reste pas moins que les articles d’analyse et de réflexion existent. Ils ne sont même plus le particularisme de certains journaux, comme le Land. À vrai dire, sur l’ensemble du paysage journalistique luxembourgeois, l’analyse et la réflexion sont devenues diffuses. On les retrouve ici et ailleurs, partout et nulle part. Dans certaines publications certes plus qu’ailleurs. Au lecteur de chercher et d’apprécier. Néanmoins, ne doit-on pas sérieusement envisager l’hypothèse que tout commence à se ressembler fortement dans le trop plein de publications et ceci dans le souci de répondre adéquatement aux attentes de notre lecteur ? Faut-il le regretter? Je n’en suis pas convaincu, car peut-on réellement s’imaginer n’acheter et lire qu’un seul journal qui ne contienne que du sérieux ?

Jeff Kintzelé
© 2023 d’Lëtzebuerger Land