50 ans d'enseignement supérieur

Des grands mots à la réalité

d'Lëtzebuerger Land du 07.01.2004

On sort facilement les grands mots pour parler de l’université. Par exemple la souveraineté. La création de l’« Université du Luxembourg »1 est un acte souverain de l’État luxembourgeois, c’est-à-dire d’un État qui depuis qu’il existe avait toujours refusé de passer à cet acte. 

Ou encore l’identité. Cette création universitaire vise à approfondir l’identité de notre communauté nationale autrement que par le fric. C’est ainsi qu’elle a été comprise par tous ceux qui s’y intéressent depuis longtemps2.

Enfin la modernité. Elle consiste à faire bouger une société. Sans instruments, elle n’est pas possible.

Une histoire de vingt ans3

Mais des grands mots à la réalité politique, il y a du chemin à faire. J’ai connu en matière de gestation politique du projet universitaire luxembourgeois deux phases. L’une entre 1984 et 1999, alors que le parti auquel j’appartiens (LSAP, ndlr.) participait au gouvernement, l’autre entre 1999 et 2004, dans l’opposition. Après coup, on peut dire que la différence n’était pas énorme. Les barrières étaient toujours les mêmes, dans nos propres têtes comme dans celles des autres. Et puis, le CSV est un parti lent à faire bouger, qu’il gouverne avec le LSAP ou le DP !

Depuis 1984, du point de vue des contenus, le LSAP avait le grand avantage de faire accompagner son travail gouvernemental et parlementaire par un groupe de personnalités intéressées, regroupées au sein du groupe de travail IRES (innovation, recherche, enseignement supérieur). De la sorte, le LSAP, généralement, savait ce qu’il voulait dans ce domaine. 

La loi de 1987 sur la recherche est née d’une collaboration fructueuse entre François Colling et moi-même à la commission spéciale de la Chambre sur l’innovation et la recherche. Il était beaucoup plus difficile d’aboutir politiquement à la loi de 1996 sur l’enseignement supérieur. Si Jean-Paul Harpes4 a estimé que cette loi ouvrait une « brèche importante » dans le mur d’indifférence en matière d’enseignement supérieur, elle ne fut pourtant qu’une étape mal engagée sur la voie vers une véritable université. Surtout, si elle entr’ouvrit la porte sur le deuxième cycle, elle n’en fit qu’une possibilité, à la demande du CSV, au lieu d’un objectif politique sérieux, comme nous l’avions demandé.

Légitimation démocratique ?

Les questions de l’enseignement supérieur et de la recherche ne furent jamais des sujets à faire basculer les campagnes électorales. En 1999, seuls le LSAP, de façon précise, et le DP, de façon vague, ont parlé d’université. On peut se demander raisonnablement ce qui s’est passé après 1999 dans les têtes pensantes du CSV pour que ce parti consente à dépasser son attitude frileuse de 1996, confirmée dans son programme électoral de 1999, puis dans le programme gouvernemental du 12 août 1999. Car, par la loi de 2003 créant l’Université du Luxembourg, le CSV a fait table rase de la loi de 1996 et s’est ainsi détourné allègrement de son propre programme électoral, comme du programme gouvernemental, pour n’en faire qu’à sa tête. Bel exemple de légitimité démocratique !

En fait, il s’est passé des choses à deux niveaux tout à fait différents. D’abord, les aléas du marchandage gouvernemental classique entre les deux partenaires de la coalition CSV-DP ont attribué au CSV un ministère de la Culture, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Le DP, manque d’expérience ou manque d’intérêt, n’a pas dû considérer comme un grand sacrifice d’abandonner au CSV la recherche et l’enseignement supérieur où Mme Hennicot n’avait pas récolté que des louanges après 1996. Surtout, il n’a pas vu l’énorme intérêt de l’enseignement supérieur et de la recherche pour une politique d’innovation dans l’enseignement primaire.

Voilà donc Erna Hennicot avec un ministère sur les bras qui, de prime abord, ne paie pas de mine. Certes, elle a l’avantage d’avoir suivi et traité les dossiers de l’enseignement supérieur depuis plus de vingt ans. Mais le Livre blanc de l’Enseignement supérieur au Grand-Duché de Luxembourg, publié en mai 2000, est un document descriptif, sans nouvelles pistes, sans imagination. Vint alors mon interpellation du 12 juillet 2000. Le fait de l’accepter a été de la part du gouvernement la marque d’une volonté politique. Il n’y eut pas vraiment de problème non plus pour faire accepter unanimement par la Chambre une motion qui parlait pour la première fois d’une université à Luxembourg. 

Les friches de Belval

Il ne faut pas oublier un aspect d’une toute autre nature. Les friches industrielles d’Esch/Belval étaient disponibles. C’était de l’or à condition de savoir s’y prendre. Il fallait d’abord prôner l’endroit comme une nouvelle frontière, à l’image de ce qui s’est fait en Sarre et dans la Ruhr. L’État devait y être la locomotive, avec une Cité des sciences. Le reste des investissements privés suivrait. 

Ainsi est née l’idée d’y regrouper tout ce qui tourne autour de la recherche et de l’enseignement scientifique et technologique, avec l’objectif de valorisation économique, bref d’y créer un campus universitaire, avec logements étudiants, cinémas, entreprises, une nouvelle ville.

Voilà le premier niveau, de nature politique. Chaque ministre est à la recherche de ce qui peut marquer une législature et l’époque : Wolter pour les friches, Hennicot pour l’université. Quoi qu’il arrive par la suite, le départ est donné pour une aventure où tout et surtout le plus difficile reste à faire.

Un long cheminement…

Le second niveau est beaucoup plus difficile à décrire. Que s’est-il passé dans la société luxembourgeoise pour que, sans véritable opposition, la politique ait accepté d’aller aussi vite pour mettre le projet universitaire sur les rails, contre des oppositions qui restaient vives ? 

Il y a eu d’abord l’évolution des dernières vingt années pendant lesquelles les CRP avec leurs chercheurs, au contact d’universités et d’instituts étrangers, ont compris la nécessité de progresser. Dans les conseils d’administration des CRP, des personnalités extérieures, venues du monde économique, ont saisi l’intérêt, pour le monde de l’entreprise, de développer l’innovation et les transferts de technologie. La loi de 1996 a attiré une nouvelle couche d’universitaires au Cunlux comme à l’IST qui ont exprimé des exigences précises en matière de rigueur. 

Mais depuis toujours, au Cunlux, des recherches et des publications se sont faites, souvent en relation étroite avec des instituts étrangers. Il serait injuste de les oublier dans la gestation du projet universitaire. Certains de ces chercheurs et enseignants ont été les plus farouches protagonistes de structures universitaires au Luxembourg, à des époques moins propices pour de telles idées.

… et des besoins pressants

En matière de besoins, le niveau le plus apparent est l’économie où la demande de main-d’œuvre non seulement qualifiée, mais encore en adaptation constante se fait insistante. Mais désormais, on a dépassé ce niveau. C’est que dans tous les domaines de la gouvernance sociale, écologique, culturelle, un tas de spécialistes font défaut. Notre pays ne « produit » pas assez d’universitaires pour le niveau qu’il a atteint. Enfin, l’égalité des chances n’existe pas dans l’enseignement supérieur. Il ne s’est pas ouvert à de nouvelles couches sociales, malgré les bourses, malgré les universités étrangères proches. 

Les problèmes de l’enseignement des langues, à l’origine des nombreux échecs scolaires, exigeraient des recherches et des propositions pédagogiques que nous devons attaquer nous-mêmes. La vie collective tout court dans une société multiculturelle exige un effort de réflexion. La fracture sociale demande de nouvelles approches sociales. Ceux qui se préoccupent d’identité et de cohésion sociale s’étonnent que malgré les appels d’en haut à l’apprentissage du luxembourgeois, les recherches sur cette langue se soient faites d’abord à des universités en Angleterre et en Allemagne. Bref, face à la multiplicité des interrogations de la société, l’université, par les ressources intellectuelles qu’elle crée, apparaît comme un centre de ressources indispensable.

D’autre part, les arguments traditionnels contre une université à Luxembourg se sont épuisés au fil des discussions. On a compris que la mobilité ne s’oppose pas à la création d’une université au Luxembourg. Au contraire, elle en a besoin. Les échanges sont possibles et voulus par tous. 

Les arguments superficiels du genre : nous ne voulons pas d’université complète, nous sommes contre une université de masse, nous sommes trop petits, ce sera de l’inceste intellectuel, etc. ne portent plus. Car tout le monde a compris que l’université est une révolution dans les têtes, un défi à toute la communauté. Il ne suffira pas de construire un énorme campus pour que l’université naisse et prospère au sens intellectuel. 

Ce ne sont donc pas les grands mots qui nous ont poussés, finalement, à faire une université, c’est la réalité d’aujourd’hui qui nous y presse. L’université, finalement, est tombée comme un fruit mûr. Point besoin donc de grands mots ! 

1 On remarquera que d’Université de Luxembourg, elle est devenue Université du Luxembourg. Donc propriété, partie intégrante, substance de ce pays plutôt qu’une simple coïncidence géographique.  2 Voir à cet égard l’excellent ouvrage sur « L’Avenir universitaire du Luxembourg », publié sous la direction de Jean-Paul Harpes. Publication des Amis du Centre universitaire, Luxembourg 2002. Ouvrage commencé en 1999, mais dont la publication a toujours été repoussée et dont les articles ont sans cesse été complétés à mesure que les faits nouveaux apparaissaient.3 C’est le titre d’un article de Claude Wehenkel, un des pionniers de l’Université du Luxembourg, dans l’ouvrage collectif cité.4 Op.cit p. 8 la contribution de J.P.Harpes

Ben Fayot
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