Service de renseignement et intelligence économique

Écran de fumée

d'Lëtzebuerger Land vom 01.03.2013

La société d’intelligence économique Sandstone et l’une de ses figures de proue Frank Schneider, ancien directeur des opérations du Service de renseignement, continuent de focaliser l’attention de la commission d’enquête parlementaire sur le Srel. Faut-il y voir un acharnement largement alimenté par les anciens camarades de Schneider au Renseignement, qui seraient animés par la jalousie de voir leur ancien collègue toucher un salaire de dirigeant de banque ? Il n’y a pas que ça dans l’hostilité que suscite l’évocation de son nom : Robert Biever, le procureur général d’État, même s’il est resté peu explicite lors de son audition début février devant la commission parlementaire, n’en a pas dressé un portrait flatteur lorsqu’il a évoqué le départ de Schneider dans le secteur privé et les adieux que ce derniers vint faire dans le bureau du magistrat. Marco Mille ne l’a pas encensé non plus quelques semaines plus tôt devant les députés, sans parler des assertions à mots à peine voilés de son ancien collègue et celui qui aurait dû devenir un de ses associés, André Kemmer. Comme si Frank Schneider catalysait sur lui l’amertume et le ressentiment des agents et ex-agents du Srel et qu’il portait lui seul sur les épaules tous les maux que l’on reproche au Service et de ses méthodes depuis la révélation des écoutes entre Marco Mille et Jean-Claude Juncker dans le bureau du Premier ministre CSV. Il n’y a pas de fumée sans feu et l’acharnement médiatique dont le CEO de Sandstone dit être la victime trouve probablement une justification dans la gravité des faits. À mesure que l’enquête parlementaire avance, les témoignages apportent, entre autres, la démonstration que la création de cette société est née de l’équivoque et que ses principaux instigateurs n’ont rien fait pour balayer l’ambiguïté de ce projet commercial, notamment sa proximité supposée avec le Srel ainsi que ses liens structurels avec l’État luxembourgeois. L’idée initiale de Frank Schneider, et qui suscita des coups de sifflet au sein même du gouvernement, fut de lancer un organisme œuvrant dans le domaine du renseignement économique et du conseil en compliance et en sécurité à des investisseurs potentiels sous couverture du Srel. L’idée fut rapidement abandonnée, tout comme tout lien organique avec le Service de renseignement et l’État luxembourgeois. Schneider fut dès lors tenu à distance. On fait assurément un mauvais procès à la SNCI, qui a financé à hauteur d’un million d’euros à travers un prêt participatif le démarrage de Sandstone, sans avoir jamais eu l’intention de rentrer dans le capital de la société et sans que ses responsables n’aient été quémander le soutien d’actionnaires privés. La décision (collégiale) de financer cette start-up du renseignement économique à l’été 2008 n’a pas emprunté non plus des chemins extra-conventionnels : elle se fit à partir de l’examen d’un plan d’affaires qui ne faisait pas de référence à une affiliation gouvernementale quelconque ni d’allusion faisant de Sandstone un sous-traitant du Srel. Pour autant – et ce fut sans doute pour ses responsables un argument marketing commode à faire-valoir vis-à-vis de leurs clients –, l’appartenance passée de deux des associés de Sandstone, Frank Schneider et Filipe Carmo, au Service de renseignement a entretenu des doutes sur la nature du projet et, de ce fait, cette ambiguïté a déclenché des réactions épidermiques : au sein du Srel, mais aussi au niveau du gouvernement. L’improbable filiation entre les activités du Service et celles de Sandstone fait déjà faire une poussée d’urticaire à Patrick Heck, directeur actuel du Srel. Il avait laissé percer, lors de son audition publique devant la commission d’enquête, un certain ressentiment à l’encontre de Frank Schneider et de ses agissements dans des dossiers que l’ex-chef des opérations eut à traiter, notamment celui de Cargolux et de la corruption présumée qui fut identifiée au sein du management de la compagnie de fret, à partir d’une enquête liée à la prolifération. Un prétexte fourre-tout qui a permis au Srel de mettre son nez dans des affaires qui, autrement, ne seraient pas rentrées dans ses attributions ? Le côté un peu franc-tireur et mercenaire de Frank Schneider, ses réseaux d’informateurs, la proximité qu’il avait mise à l’époque du Srel entre lui et des dirigeants de sociétés et le mélange de genres autour des activités de Sandstone (firme d’intelligence économique mais aussi apporteur d’affaires, notamment dans le dossier de la reprise d’une participation de Cargolux), a sans doute contribué à noircir la réputation de ce quadragénaire, qui a fait ses armes à l’ambassade américaine de Luxembourg, tout comme son associé Filipe Carmo. L’intéressé se pose volontiers lui-même comme un bouc-émissaire dont la tête serait mise à prix en raison de la connaissance qu’il aurait, entre autres, des dessous de l’affaire du Bommeleeër dont il est d’ailleurs un des 90 témoins (cité par la défense). Faut-il voir dans cette démarche de se « victimiser » la volonté de créer un écran de fumée pour masquer ses propres turpitudes ? Dans un document préparatoire à la constitution de Sandstone (dont le nom provisoire était Centre of excellence in economic and financial integrity ou Cefin, qui avait une consonance sans doute un peu trop « institutionnelle » pour qu’il soit conservé) que le Land s’est procuré, une mention mérite l’attention, maintenant que le dossier Cargolux a craché une partie de ses secrets. L’exploitation d’informations sensibles obtenues préalablement dans le cadre du Srel jete un certain trouble. Comme cette référence aux vols que la compagnie de fret opérait à Téhéran à travers des partenaires locaux (Malu Enterprises) prétendûment impliqués dans un réseau de contrebande lié au crime organisé et utilisés comme faux-nez par les services de renseignement iraniens. Des informations, selon le projet Cefin, relevant du domaine public, ou presque et susceptibles de causer de gros dommages dans le contexte des affaires antitrust que connaissait alors Cargolux. D’autres informations dénotent de « liaisons dangereuses » avec les milieux d’affaires, comme cette référence à une société de conseil en management de sécurité, présentée comme un futur partenaire commercial de Cefin/Sandstone et dont un des dirigeants, un ancien des renseignements militaires allemands, avait lancé des accusations de favoritisme et même de corruption envers un fonctionnaires du ministère de l’Économie du temps où Schneider travaillait encore au Srel. L’homme fut totalement disculpé après une enquête interne initiée à la demande du ministre de l’Économie de l’époque, Jeannot Krecké, LSAP. Il n’y a sans doute rien d’anodin dans la transmission que Patrick Heck fit en janvier à la commission parlementaire, puis à la justice qui a ouvert aussitôt une enquête préliminaire, de la liste de cinq écoutes téléphoniques présumées illégales qui se firent entre 2006 et 2007. Il est d’ailleurs assez surprenant qu’un mois après avoir été mandaté pour identifier les cinq individus dont les numéros de portable furent mis sous surveillance sans autorisation, le Srel ait fait choux blanc, incapable d’expliquer le pourquoi des écoutes ni de dire qui les avait demandées. Nos confrères de la Radio socio culturelle ont eu vite fait de débroussailler le terrain en établissant un lien entre trois agents du Srel et une enquête en 2007, sous le nom de mission « Sam », dans le cadre du crime organisé et de la prolifération et liée à un certain Alexander Lebedev, oligarque russe exilé à Londres, ainsi que la surveillance d’un numéro de téléphone portable britannique d’un de ses proches. Les informations du Land corroborent celles de la radio sur la relation entre ce nom de Lebedev de la « liste Heck » et le Russe. Des indiscrétions ont en outre filtré sur la mission « Sam » que le Srel avait initiée on ne sait trop pourquoi sous la direction de Frank Schneider autour d’un certain Francisco Paesa, dont les fonds avaient été localisés au Luxembourg (après avoir été transférées de Suisse où il était persona non grata). Ancien agent des services secrets espagnols sous Franco (que l’on dit aussi protégé par le renseignement français), Paesa avait un litige avec Alexander Lebedev. Ce dernier accusant le premier de l’avoir escroqué de dix millions de dollars, il a déployé les grands moyens pour récupérer le magot, en employant d’abord des méthodes peu conventionnelles avant de saisir la justice et de faire aider par un détective britannique, lui-même proche des services secrets britanniques. C’est à ce stade que fut mis en cause une avocate du barreau de Luxembourg, qui a vu sa vie basculer pour le seul fait d’être la nièce de Paesa. Il n’y a probablement pas de hasard si le nom de son ancien compagnon figure sur la « liste Heck » des écoutes illégales opérées par le Srel. Le voile finira tôt ou tard par être levé sur les dessous de la mission « Sam ». Mercredi, à huis clos devant la Commission de contrôle parlementaire du Srel, Patrick Heck en a d’ailleurs levé un pan, en marge de la présentation de la réforme du Service. L’affaire Lebedev/Paesa ne fut pas un fait de gloire dans la carrière de Frank Schneider, qui en dirigea les opérations. Elle lui valut d’ailleurs de se brouiller avec Marco Mille, qui dirigeait alors le Srel, et remonta jusqu’à Jean-Claude Juncker, qui n’en a pas non plus une très haute opinion. Un autre point de friction avec le Premier ministre aurait éclaté avant la constitution de Sandstone autour des intentions de Frank Schneider de recruter Gérard Reuter, l’ancien président de la Cour des comptes, comme informateur (payé, bien sûr) du Srel. Jean-Claude Juncker s’y opposa catégoriquement lorsqu’il en eut connaissance. Frank Schneider confiera d’ailleurs à des proches son intention d’aider celui qui est présenté comme la mémoire vivante de l’État CSV, à écrire ses mémoires. Il en fit aussi son avocat et celui de Sandstone jusqu’à ce que Reuter, endetté jusqu’au cou, se fasse suspendre, à la demande du Barreau, de l’exercice de la profession d’avocat par le conseil disciplinaire et administratif. D’abord pour six mois, avec sursis, puis quatre après un appel intervenu en février 2012. Paralèllement aux travaux parlementaires, la justice s’intéresse de très près à la « liste Heck » en essayant de remonter la piste des cinq noms de ceux qui y figurent et de trouver les éléments de preuve qui conduiraient les enquêteurs à celui ou ceux qui ont commandité les écoutes illégales.

Véronique Poujol
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