Comment Jean-Louis Colling est passé de la banque privée à l’agriculture bio – Une histoire luxembourgeoise

Le banquier-paysan

d'Lëtzebuerger Land vom 20.05.2016

Son premier poste l’amène aux comptes chiffrés, le cœur des ténèbres du private banking. Jean-Louis Colling sera en charge des réclamations des clients privés. Or, puisque ceux-ci tiennent à la discrétion, les lettres de doléances qu’il aura à traiter seront anonymes ; elles portent uniquement un numéro et une signature, jamais le nom de l’expéditeur. Colling est alors un employé dévoué. Il pense « lutter pour la bonne case ». Il s’identifie à la Banque internationale à Luxembourg (Bil) : « Une banque forte, une grande famille, j’y croyais. Et même s’il arrivait que certains jouent des coudes, il est vrai que les employés étaient généralement coopératifs entre eux. »On est en 1980, au début du boom de la banque privée et de l’évasion fiscale. « Je ne trouvais cela ni bizarre ni louche ; au contraire, j’étais content de tout cet argent qui rentrait », dit Colling.

Colling se décrit comme « élève moyen, ni tout à fait mauvais, ni brillant ». Il s’inscrit au lycée technique pour apprendre la construction mécanique. Pendant les vacances scolaires, il travaille à la Good-year à Colmar-Berg, le village mi-campagnard, mi-industriel où il a grandi et où il vit toujours. Par mesure de précaution pédagogique, son père, qui travaille comme comptable dans la firme américaine, arrange que le fiston se retrouve aux postes peu agréables. L’ambiance harassante des ateliers fait rapidement déchanter le jeune Colling. Il s’inscrit à l’École de commerce et de gestion, terreau de recrutement privilégié d’une place bancaire en manque de personnel. En 1980, comme une évidence, il entrera sur la place bancaire, attiré par les salaires élevés, le prestige social et l’aura de la finance.

Dans la cour du Karelshaff, une ferme construite au début du XIXe siècle, isolée sur les hauteurs de Colmar-Berg, l’octogénaire Franz von Roesgen se promène. Vêtu d’une salopette bleue, les cheveux blancs peignés en arrière, le beau-père de Colling est un homme mince, iconoclaste et irrévérencieux avec des gigantesques pattes de paysan. Il a toujours refusé de déverser trop de chimie sur ses champs, averti très tôt par une cousine, médecin homéopathe, des dangers potentiels pour la santé. Les von Roesgen louaient la ferme et les terrains depuis 1904 à la famille grand-ducale. (En 1952, ils les rachèteront à la Grande-Duchesse Charlotte.) Le contrat de bail prévoyait que la Cour avait le droit de prélever les denrées dont elle avait besoin. Lorsque, pour des grands banquets, elle passait commande d’une vingraine de poulets, la famille et les garçons de ferme se retrouvaient à plumer la volaille durant toute une nuit. Pourtant, entre les Nassau-Weilburg et les von Roesgen une sorte de familiarité s’était établie. Les enfants princiers passaient jouer sur la ferme et le Grand-Duc Jean faisait de temps à autre une visite à l’improviste pour suivre le paysan dans son travail, poser des questions, et s’imaginer en gentleman-farmer.

La même année où son futur mari entre à la Bil, Alice von Roesgen sera la première femme à s’inscrire à l’Ackerbauschoul. Après avoir passé son bac à l’internat du Fieldgen, la fille unique suivra pendant deux années les cours en agriculture à Ettelbrück comme élève libre. En 1983, elle décidera pourtant de se faire embaucher au centre technique de la Goodyear. « C’est inestimable de connaître d’autres milieux de travail, d’avoir des contacts avec d’autres mondes, estime-t-elle aujourd’hui. Cela prémunit contre le consanguinité intellectuelle ».

La prochaine station dans la carrière de Colling sera la digitalisation du fichier clientèle de la Bil. Jusque-là, les données étaient assignées sur des cartes index, entassées dans des bacs (le système Kardex qu’on retrouve encore dans certaines bibliothèques). Les informations seront transférées sur des disques d’un mètre de diamètre (500 mégabytes pour chaque côté), aspirés par Megadoc, une sorte de gigantesque jukebox informatique. Dans le back-office, réparti entre plusieurs appartements reconvertis en bureaux rue Aldringen, Colling fera rapidement carrière. À 28 ans, il sera nommé chef de service. Dans sa fonction, il aurait été « indigeste », estime-t-il aujourd’hui. Et d’évoquer le malheur classique du middle management : « J’ai fait pression sur mes subordonnés, comme on a fait pression sur moi ».

En 1994, lassé par le travail dans le back-office, Colling intégrera le centre private banking à Steinfort, un avant-poste frontalier accueillant les clients belges ou français, et leur magot enfoui dans un sac Delhaize ou Carrefour. (Les antennes locales de la Bil étaient plutôt destinées aux évadés low-cost, tandis que les HNWI étaient généralement reçus dans la centrale, route d’Esch.) À force de le côtoyer, Colling développera une sympathie pour le « dentiste belge ». « C’était la gehuewen Mëttelschicht, estime-t-il. Des gens corrects, beaucoup d’artisans qui savaient ce que travailler veut dire. Des personnes économes. Et je ne veux pas dire par là avares ; mais ils ne débarquaient pas en Jaguar ou en Mercedes dernier modèle. C’étaient des gens qui vivaient très raisonnablement. »

Six ans durant, Colling parcourra la Belgique du Sud au Nord, pour des visites à domicile. Il apprend à connaître ses clients intimement « avec leurs soucis, leurs misères, leurs maladies ; par le principe, c’est comme dans un confessionnal. » Ils tentaient d’éviter les droits de succession belges, que Colling décrit comme « catastrophiques pour les petites entreprises familiales », puisqu’ils pousseraient les héritiers à vendre afin de toucher les liquidités nécessaires pour payer l’impôt. La pression des autorités fiscales augmentant, Colling vend « en masse » des sociétés-écrans enregistrées au Panama et aux Îles vierges britanniques. Le banquier-paysan a gardé intacte sa foie méritocratique : « J’ai une fibre sociale, mais je ne suis pas socialiste. J’ai un problème avec ceux qui veulent partager sans fournir un effort. Pour moi, il est important que tous aient les mêmes chances au départ. »C’est donc logiquement que les clients « arrogants » étaient, selon lui, le plus souvent des rentiers « qui n’avaient pas travaillé pour gagner leur argent ».

Pour Colling, le désamour avec la banque commence lorsque la Bil passe sous la coupe du Crédit communal de Belgique. En 1996, par alliance avec le Crédit local de France, naîtra la Dexia, un des plus grands groupes européens. « On nous expliquait qu’on était toujours une famille, juste un peu plus grande, dit Colling. Mais les employés de la Bil étaient moyennement enthousiasmés, moi inclus. La banque a commencé à jouer à la banque d’investissement. La direction a donné de nouveaux objectifs. Elle a commencé à commercialiser des produits hautement spéculatifs. On voulait ainsi, auf Gedeih und Verderb, pousser les clients dans la gestion patrimoniale où des jeunes universitaires sans expérience jouaient comme au casino avec l’argent des gens. Or, je ne me voyais pas vendre des produits hyper-spéculatifs à un menuisier. »

C’est possiblement parce qu’il était à l’abri des pressions, traditions et évidences paysannes (modernistes et productivistes) que l’ex-banquier a opté pour la voie bio. Un choix qu’il présente comme le résultat d’un processus rationnel et désidéologisé, dépassionné et scientifique : « J’ai simplement mis les faits les uns à côté des autres. » Sa conclusion : à long terme, le bio aura le plus de chances de survie. « Pour que quelque chose pousse, l’agriculture conventionnelle donne un énorme input chimique. D’Planzen hänken um Baxter – la terre est devenue secondaire, estime-t-il. Le point central, c’est : Jusqu’à quand le public sera-t-il prêt à payer les dommages collatéraux ? » Mais Colling prend soin à ne pas donner l’impression de jeter la pierre aux paysans conventionnels : « Ils sont les paysans bio de demain… Même s’ils l’ignorent encore. » Il se veut compréhensif et relativise : « Après la Deuxième Guerre mondiale, les paysans étaient techniquement très mal équipés. L’apparition des pesticides était donc pour eux une aubaine qui leur a permis de faire monter la production alimentaire. Personne ne se posait de questions. »

Colling lit beaucoup. Sur la table du salon traîne un volume de Contre-feux de Pierre Bourdieu. Durant le déjeuner, Colling évoque brièvement La Distinction du sociologue français et sa théorie des champs sociaux. Or, interrogé sur la consommation bio comme signe de distinction sociale dans une société de plus en plus inégalitaire, il répond, comme la plupart des professionnels du bio, par le choix des consommateurs : Au lieu d’acheter le dernier gadget électronique, ils pourraient tout aussi bien investir dans ce qu’ils mangent. (C’est sans compter le loyer.) Une partie de leur production de limousins et de poulets, les Colling-von Roesgen les écoulent en vente directe. Comme ancien outsider, Colling a l’avantage de mieux comprendre les questions que lui posent ses clients, puisqu’il a dû se les poser lui-même.

Au milieu des années 1980, les Colling-von Roesgen avaient bâti un bungalow dans une cité à quelques kilomètres du Karelshaff. Pour leurs enfants, la ferme des grands-parents était un « pôle de tranquillité », une possibilité de retrait. Ils y passaient le clair de leurs vacances d’été. (La fille travaille aujourd’hui à la Spuerkeess, le fils étudie à Cologne.) « Au fond, l’idée que la ferme ne soit pas reprise me peinait », se rappelle Jean-Louis Colling (même s’il reconnaît avoir rarement travaillé sur la ferme du beau-père). « Dans notre couple, la question d’une reprise était toujours latente », estime sa femme. Or, lorsque le beau-père de Colling commence à préparer son départ à la retraite, les choses deviennent concrètes – la reprise, ce sera maintenant ou jamais. À Colling s’offrait une chance rare. Car, au Luxembourg, la perspective des employés de laisser derrière eux leur vie de bureau pour gagner le grand vert reste une chimère. La pression foncière étouffe le rêve de se réinventer en paysan. La dernière rotation culturale, c’est souvent le béton et l’immobilier.

Intérieurement, Colling se distancie du monde de la banque dans lequel il se sent de plus en plus étranger. L’idée de devenir son propre patron et de se libérer de ses supérieurs hiérarchiques le tente. Il commence à se dire : « Tu peux travailler autant que tu voudras, mais la banque ne t’appartiendra jamais ».Colling est tiraillé, il hésite. Il craint de finir par « comparer les désavantages du banquier aux avantages du paysan. » Il savait aussi qu’il allait gagner moins. (Colling estime qu’il touche aujourd’hui la moitié de ce qu’il gagnait comme cadre moyen à la Bil.) Cette perspective, dit-il, ne l’aurait pourtant pas particulièrement troublé. De toute manière, il n’aurait jamais ressenti le besoin de se définir via des symboles de statut : « Je refusais les carosses d’entreprise gratuites, je roulais en VW Passat ».

Coincé dans une inconfortable position de cadre intermédiaire, Jean-Louis Colling ne pouvait connaître en détail les stratagèmes échafaudés dans la direction de la Dexia. « Mais quand j’ai vu avec quels produits on approchait les clients, je me suis posé des questions : On aurait vendu des produits hyper-spéculatifs aux clients, tandis que la banque aurait fait des opérations ringardes ? Une telle dissociation me semblait improbable. J’avais l’impression que la direction n’arrivait plus à évaluer les risques, qu’elle perdait les pédales. » Dexia tentera son entrée dans la cour des grands en rachetant une des plus grandes compagnies d’assurance états-uniennes spécialisée dans les crédits municipaux et la titrisation des créances hypothécaires. Le krach du marché immobilier lui tombera sur la tête. Son exposition aux dettes souveraines grecque, portugaise et irlandaise, très rémunératrices en intérêts mais moins sûres que prévues, finira par lui casser la nuque. Lorsqu’en 2011, le château de cartes s’effondre, Colling sera loin.

En mars 2000, il avait donné sa démission. Commence alors le long et pénible apprentissage du métier d’agriculteur. Avec la boulimie de l’autodidacte, il dévore des dizaines de manuels sur l’agriculture, parcourant la ferme, 1 000 Fragen für den jungen Landwirt sous le bras. Son beau-père et un ami paysan du coin sont là pour l’épauler au quotidien et lui apprendre les petites astuces. Toutefois, concède-t-il, les débuts étaient « vraiment durs ». Vingt ans de vie de bureau ont laissé des traces. Physiquement, Colling n’était pas préparé au travail paysan. Peu à peu, il développera « la masse musculaire ». Il faudra six mois avant que les courbatures cessent.

Bernard Thomas
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