Théâtre

Qui peut le plus, peut le moins

d'Lëtzebuerger Land du 21.03.2014

Tu montes sur scène pour emprunter des escaliers étroits qui t’amènent au bar du premier. Frédéric Frenay te prête le bonjour en te serrant la patte. Il recrute Nathalie, qui passe derrière toi, une mère de famille qui va être chargée de lancer et d’arrêter la musique baroque émanant d’un ghetto-blaster à chaque fois qu’il lui fait des gestes d’aiguilleur du ciel pendant la pièce. Frenay est un peu l’homme à tout faire dans ce spectacle. Il joue Harpagnon dans cette version transportable de l’Avare de Molière, et endosse d’autres rôles quand il n’est pas en train d’apprendre aux spectateurs de faire l’acteur, afin d’avoir des partenaires de jeu qui lui donnent la réplique. Le tout dans un va-et-vient continuel entre l’avarice aveugle d’Harpagnon et des indications de scène censées résoudre les petits aléas qui accompagnent forcément l’implication du public. Ce dernier est assis sur des chaises en bois, en plein milieu du spectacle. Du théâtre participatif à l’ère du transmedia et de l’écran tactile pour secouer le public et faire de lui une partie intégrante, voilà un argument à la Harpagnon afin de jouer un grand classique en une heure dix sans grand frais tout en faisant payer son public plein tarif. Un appel à l’esprit de JB, le jeune Molière ayant pratiqué un théâtre déambulant à la recherche de la perfection de son art populaire, armé seulement de quelques tréteaux et d’une troupe.

Cette réduction à l’essentiel amène évidemment des coupes dans le texte. La metteuse en scène Isabelle Bonillo a jeté par-dessus bord non seulement une bonne dizaine d’acteurs pour n’en retenir que trois, mais également des intrigues secondaires en entier comme la relation entre Valère et Elise. Cléanthe joue également le rôle d’Anselme à la fin de la pièce pour ne citer qu’un exemple du fusionnement des rôles qui est opéré par ailleurs. La brutalité du remaniement de la pièce lui enlève un peu de complexité narrative pour se focaliser davantage sur son essence, un Harpagnon avaricieux qui a une peur bleue de se faire voler sa cassette, contenant 10 000 écus d’or.

L’intrigue principale est maintenue, à savoir la relation conflictuelle entre Harpagnon et son fils Cléanthe (Jean-Marc Barthélemy). Cléanthe est tombé éperdument amoureux de Mariane (Myriam Gracia). Au plus grand malheur du fils, le père a décidé d’épouser son objet de désir. Au XVIIe, la subordination du fils à la volonté du père contraint Cléanthe de vivre désormais son amour pour sa bien-aimée par procuration, lorsque Harpagnon invite Mariane dans son foyer à l’occasion de la signature du contrat de mariage. Avant le repas, une vive altercation avec Maître Jacques, qui fait office de cuisinier et de cocher en même temps afin de faire des économies, a pour résultat la réduction dramatique de la quantité de nourriture. La sous-alimentation des chevaux qui ne sont plus en état de tirer le carrosse censé amener Harpagnon et Mariane à la foire, ne préoccupe guère Harpagnon, qui n’a que la réduction de ses dépenses en tête. Mariane, dégoûtée par le physique d’Harpagnon, converse avec son amoureux Cléanthe à mots voilés jusqu’à ce que leur petit stratagème ne soit révélé par un baiser de la main qu’Harpagnon aperçoit. La future belle-mère de Cléanthe ne s’en est pas défendue, ce qui donne à Harpagnon une raison de plus de haïr son fils et d’enterrer son destin pour de bon en voulant le marier à une veuve fortunée. Il n’y a que l’avarice pour détourner le regard d’Harpagnon de son dessein. Le vol de sa cassette le transforme en furie ambulante. Il incite le commissaire à pendre la ville entière afin de trouver le coupable et va jusqu’à s’octroyer sa propre pendaison au cas où il ne revoyait plus sa cassette. Cléanthe se résolut de payer les frais engendrés par l’enquête ainsi que les frais de mariage à venir avant de ne rendre la cassette à son père, sous condition que ce dernier renonce à Mariane. Harpagnon, avant tout amoureux de sa cassette, la retrouve enfin. Sauf qu’auparavant, Cléanthe l’a vidé de son contenu.

Il suffit à Jean-Marc Barthélemy d’un jeu avec la tirette de son pull pour ancrer l’image comique d’un Cléanthe efféminé et naïf. Le gag va être décliné plus tard quand Cléanthe et Mariane se voient pour la première fois en présence d’Harpagnon. Comme deux taupes qui ne sont pas supposées se voir, leurs pulls au dessus de leurs têtes, Cléanthe et Mariane se font face sans se voir. Le mécanisme de narration jouant sur la reconnaissance est visualisé avec les moyens du bord et fonctionne.

Quant à Frédéric Frenay, son endurance est respectable, bien que sa performance souffre aussi de cette obligation du touche-à-tout. La légèreté avec laquelle il se meut d’un rôle à l’autre est pourtant souvent un vrai éclat de lueur pour le public. Recruter un Maître Jacques qui s’avère être Berlinois avec des difficultés de comprendre la langue de Molière tout court est un contretemps improbable. Mais transformer cette faiblesse en tour de force, en feignant la grandeur de l’émotion corrompue d’Harpagnon d’un côté pour ensuite prendre l’accent belge afin de faire comprendre avec clarté les répliques de Maître Jacques à cet Allemand qui regagne ses moyens progressivement et qui prend plaisir à participer au jeu, relève d’une touche de génie et rehausse la comédie d’une dimension qu’elle ne peut connaître que grâce à cette composante performative et participative.

L’Avare, d’après Molière ; mise en scène : Isabelle Bonillo ; décor et costumes : Jeanny Kratochwil ; avec Frédéric Frenay, Jean-Marc Barthélemy et Myriam Gracia ; au Théâtre ouvert Luxembourg, 143, route de Thionville à Luxembourg ; prochaines représentations les 21, 27, 28, 29 et 31 mars, ainsi que les 1er et 2 avril 2014 à 20h30 ; réservations : par téléphone : (+352) 49 31 66 ou courriel : info@tol.lu; plus d’informations : www.tol.lu.
Thierry Besseling
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