Chanson

Variations autour de Youkali

d'Lëtzebuerger Land vom 22.02.2019

Théâtre d’Esch, vendredi 15 février au soir. Cinq artistes se produisent sur scène. Au niveau des fauteuils d’orchestre, un peu plus de 70 personnes à vue d’œil. L’audience est clairsemée, certes, mais diablement réceptive au spectacle et à chaque nouvelle surprise concoctée par les musiciennes et le musicien, qui réitéreront le lendemain. Sascha Ley et Véronique Nosbaum sont au centre de la scène. La première est une incontournable chanteuse et actrice autochtone. Assurément polyvalente, elle s’est notamment illustrée dans le jazz et l’improvisation libre, se plaisant à manipuler sa voix polymorphe, tantôt rauque, grave et tribale, tantôt stridente. La seconde est une cantatrice à la voix de soprano puissante et limpide. L’alliance des deux, surprenante sur le papier, avait de quoi intriguer. À gauche de la scène, arrive timidement le Random Trio, comprendre Daliah Scholl à la flûte, Judith Lecuit au violoncelle et enfin Romain Nosbaum au piano. La formation de musique de chambre essaye de s’installer discrètement, mais le parquet grince. Les sourires nerveux sont communicatifs.

Une heure et demie durant, les cinq artistes interprètent Ma barque vagabonde, une sorte de conte musical, patchwork de numéros de chants, populaires ou bien savants, de récitations de textes et de musique de chambre. Le titre du spectacle fait référence à Youkali, jolie chanson de Kurt Weill et Roger Fernay, morceau que les deux chanteuses interprètent à l’unisson. La sauce a pris, c’est une évidence. Récitation de textes et performance de musique savante, le quintet s’en donne à cœur joie. Une spectatrice prend une photo à l’aide de son téléphone, la lumière de son flash semble inonder la pièce, elle est grondée par un couple. Lorsque l’atmosphère se fait plus inquiétante, on pense au concert verdâtre dans La double vie de Véronique de Kieslowski. Irène Jacob y forme un duo éphémère avec une autre choriste, pour un moment de grâce. Ici, l’étrangeté n’arrive qu’à petite dose. Double vie de Véronique Nosbaum qui laisse entrevoir de nouvelles facettes, de nouvelles variantes de sa voix, souvent contenue mais qui explose de temps à autre. Les deux chanteuses interprètent ensuite Because des Beatles, autre légendaire hit extrait de Abbey Road.

S’ensuit une pause poétique. Est récitée la chanson de l’arbre de l’oubli, balade sud-américaine composée par Fernán Silva Valdés et Alberto Ginastera, et traduite en français pour l’occasion. L’histoire est simple mais marque. Une personne s’endort dans l’arbre de l’oubli, afin de ne plus penser à une autre personne. Mais à son réveil, elle a oublié de l’oublier. Est ensuite mis en musique un poème de Victor Hugo, son Clair de lune. Un spectateur au premier rang exulte lorsqu’il reconnaît la première variation Goldberg de Jean-Sébastien Bach, très joliment interprétée par le Random Trio. Les deux chanteuses viennent y greffer leurs voix. Le scat de Sascha Ley est jouissif, l’incursion du jazz dans ce monument du compositeur baroque fonctionne.

Parfois, les deux chanteuses s’écartent, se cachent presque derrière le piano pour laisser le trio de musique de chambre se faire plaisir. Daliah Scholl, Judith Lecuit et Romain Nosbaum flirtent souvent avec l’excellence. Tandis que le groupe pouvait être hésitant sur certains morceaux plus populaires, disons, il est parfaitement à l’aise lorsqu’il s’agit d’interpréter des compositions extraites des répertoires de Luciano Berio ou de John Cage. Véronique Nosbaum lance un « somewheeeere » haut perché, laissant présager la chanson Over the rainbow. Mais elle se ravise vite, elle a trompé les spectateurs avec malice, c’est en fait la chanson Beyond the sea qui est interprétée. La Mer, version originale de Charles Trenet vient conclure le show. Les deux chanteuses quittent ensuite la scène, elles sortent par une porte dérobée en sifflotant. La troupe est ovationnée. Un rappel est donné, Youkali, une fois de plus.

Kévin Kroczek
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