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La double loi d’airain d’un système politique

d'Lëtzebuerger Land vom 17.06.2004

Les élections législatives de 2004 ont été marquées par le redressement électoral du Parti chrétien social (CSV) avec 36,11 pour cent des voix exprimées au niveau national. Le parti de centre droit, pour la première fois depuis 1984, inverse sa courbe électorale. Pour la formation politique fondatrice du parti populaire européen, les élections européennes ont été encore meilleures avec 37,15 pour cent des voix exprimées. Mais c’est une tradition pour le staatstragend de réaliser une meilleure performance aux élections européennes. Les Verts, autres gagnants du scrutin, ont franchi quant à eux un cap symbolique. En obtenant 11,58 pour cent des voix exprimées aux élections législatives et 15,04 pour cent aux élections européennes – les plaçant devant le Parti démocratique (DP) –, ils peuvent prétendre raisonnablement à ne plus être considérés seulement comme un parti mineur d’opposition. Dans une perspective comparatiste, le parti écologiste luxembourgeois, par les thématiques mises en avant au cours de la campagne et les gains électoraux aux dépens de la formation libérale dans la circonscription Centre, est plus proche des Verts d’expression de lan-gue allemande que des partis belges et français, c’est à dire une formation à vocation sociale-libérale avec de for-tes préoccupations éthiques. Il est en-core trop tôt cependant de les imaginer entrer dans une coalition gouvernementale étant donné qu’au Luxembourg, il n’existe pas, à l’inverse d’autres démocraties européennes con-sociatives, un débat préélectoral sur la composition du gouvernement à venir. Et surtout, le parti arrivé en seconde position aux élections en est toujours devenu membre à l’exception notable de 1974 puisque le premier parti, le CSV, avait refusé de lui-même de former le gouvernement D’un point de vue politologique, il est encore trop tôt pour vérifier si le retour en force des chrétiens-sociaux, l’avancée du centre gauche libertaire (les verts) et la quasi stagnation du Parti ouvrier socialiste luxembourgeois (LSAP, 23,37 pour cent des voix exprimées soit 1,1 pour cent de plus qu’en 1999 bien qu’il eut été le parti d’opposition durant la dernière législature) sont effectivement l’expression électorale de la transformation continue des valeurs et de la structure économique (et ses éventuelles alternatives) des sociétés européennes con-substantielle à l’accélération de l’intégration européenne. Et ce, même si l’étude Élections que nous avions déjà réalisée pour la Chambre des députés  en 1999 le laissait entrevoir et que l’enquête sur les Valeurs au Luxembourg réalisée par le Sesopi-Centre intercommunautaire confirmaient nos analyses. En revanche, sur un plan purement statistique, les élections législatives et européennes de 2004 confirment la double loi d’airain du système politique grand-ducal : Primo, le système électoral en vigueur, notamment la possibilité de voter plusieurs candidats sur différentes listes, atténue – mais aussi parfois les accélère – les mutations opérantes dans la société et affaiblit le poids des partis dans la vie politique. Secundo, les partis gouvernementaux au Grand-Duché sont en moyenne plus sanctionnés que ceux des autres démocraties parlementaires de l’Europe de l’Ouest à l’exception de 2004.La composition du vote des partis En termes de statistiques électorales, les partis qui ont remporté les élections ou qui ont gagné des sièges ont la double particularité que leurs premiers de liste concentrent la plus grande part des votes préférentiels et qu’ils reçoivent beaucoup plus de votes de listes par rapport au scrutin précédent. Premier exemple, 54,9 pour cent des voix accordées à la liste du PCS avaient pour origine les suffrages nominatifs. En 1999, la proportion des suffrages nominatifs était de 57 pour cent. Simultanément, les deux premiers de liste ont reçu la plus grande part des votes préférentiels. 26,02 pour cent de tous les votes préférentiels de la liste CSV l’étaient sur la personne de Jean-Claude Juncker, le Premier ministre. François Biltgen, le ministre du travail sortant – qui au passage a remporté son match à distance avec le président de l’OGBL, John Castegnaro, candidat sur la liste LSAP (le premier ayant 33 050 de votes de préférence, le second 19 495) – concentre pour sa part 14,5 pour cent des suffrages nominatifs CSV dans cette circonscription. Second exemple, 38,4 pour cent de voix du parti écologiste dimanche dernier dans la circonscription Centre étaient des suffrages nominatifs. En 1999, la part des suffrages nominatifs était de 40,1 pour cent. Dans le même temps, les deux premiers de liste ont reçu la plus grande part des votes préférentiels. Ainsi, le président du groupe parlementaire des Verts, François Bausch, a attiré sur sa seule personne, 36,6 pour cent de tous les votes nominatifs de la liste écologiste dans la circonscription Centre. Sa suivante de liste, Viviane Loschetter, « monopolisait » 19,29 pour cent de ce type de suffrages En termes politologiques, cette structuration du vote pour les partis vainqueurs ou ascendants signifient d’une part que les électeurs se déterminent non seulement par rapport aux personnalités figurant sur la liste affaiblissant de cette manière les partis politiques dans la fonction traditionnelle du choix du personnel politique, mais aussi par rapport aux valeurs et aux programmes politiques faisant écho à notre hypothèse de départ que les élections de 2004 sont bel et bien l’annonciation d’un nouveau cycle électoral en raison de la mutation de la société luxembourgeoise, aussi bien en termes sociaux qu’économiques. Les partis ayant déjà participé aux gouvernements qui ont été sanctionnés comme le Parti démocratique, 16,05 pour cent aux élections législatives, soit 6,3 pour cent de moins qu’en 1999, ont la particularité de recevoir beaucoup plus de votes no-minatifs que de votes de liste. À titre d’illustration, dans le Nord, 71,5 pour cent des voix accordées au DP étaient des votes nominatifs contre 61 pour cent en 1999. La proportion di-manche dernier était de 57 pour cent contre 41,3 pour cent en 1999 dans le Centre. Lorsque les candidats du DP ont enregistré des scores médiocres à titre personnel comme dans l’Est et dans le Sud, la formation libérale a immédiatement perdu des sièges. Lorsque le LSAP avait perdu les élections en 1999, le double phénomène de limitation du recul en termes de sièges ou d’accélération avait été identique. En termes politologiques, cette structuration du vote témoigne que les électeurs se déterminent en fonction des politiques publiques décidées. Dans le même temps, une formation politique au pouvoir au Luxembourg, pour limiter les dégâts, a toujours intérêt à présenter des candidats « notables » (ministres sortants, députés/bourgmestres, etc.). Si la popularité de ces notables ne se vérifie pas, la sanction risque d’être finalement plus forte. Les partis n’ayant jamais accédé à des responsabilités ministérielles, comme l’ADR, La Gauche et le Parti communiste Luxembourgeois, qui ont régressé dimanche dernier, ont pour originalité d’avoir surtout des votes de listes. À titre d’exemple, dans le Centre et le Sud, la part des votes nominatifs pour l’ADR ne dépassent pas les 25 pour cent. Et, il a suffi que la part des votes nominatifs dans le Nord, qui était jusque-là la plus importante, diminue de 1,5 pour cent pour que le parti souverainiste perde un siège (42,5 pour cent en 2004 contre 44 pour cent en 1999). Pour l’ADR, ce résultat rompt un cycle d’ascension électorale entamé en 1989 (9,95 pour cent en 2004 contre 11,6 pour cent en 1999). En termes politologiques, au Luxembourg, les partis qui reçoivent le plus de vote de listes sont les plus isolés du système politique. Et leur enracinement électoral est des plus fragiles, car même si c’est un trait commun à tous les partis luxembourgeois, celui-ci repose avant tout sur la popularité d’un ou de deux candidats. Outre l’extinction structurelle de la Gauche radicale au Luxembourg, du moins dans l’état actuel du corps électoral, de la division de ses frères ennemis, la perte de l’unique siège de la Gauche est aussi due à l’usure électorale de son unique candidat phare, André Hoffmann, échevin de la Ville d’Esch-sur-Alzette.Les conséquences électorales de la participation gouvernementale Les résultats contrastés des partis composant la majorité gouvernementale aux élections de dimanche dernier peuvent être aussi mis en perspective avec l’analyse de scrutins antérieurs et la constatation empirique de la sanction des formations politiques qui assument des responsabilités exécutives dans nos démocraties contemporaines. On observe en effet dans les démocraties parlementaires d’Europe de l’Ouest non pas une prime électorale au sortant (comme cela se passe aux États-Unis par exemple), mais plutôt une évaluation négative par l’électeur des efforts fournis par les partis qui prennent la responsabilité de gouverner. Cette sanction est d’autant plus importante que le parti gouvernant est facilement identifiable (un gouvernement majoritaire monocolore comme en Grande-Bretagne, ou une coalition comptant peu de membres et qui comporte un parti clairement dominant, comme ce fut souvent le cas au Luxembourg) et qu’il est amené à prendre des mesures impopulaires, comme c’est le cas dans des périodes de crise socio-économique. Cette analyse nous paraît d’autant plus intéressante qu’il apparaît que dans l’après-guerre, le Luxembourg est le pays qui a vu le plus grand nombre de ses exécutifs sanctionnés par l’électeur (plus de 80 pour cent des cas) parmi les 13 démocraties parlementaires étudiées dans un ouvrage coordonné par Müller et Strom (2003)1. Ses voisins oscillent entre 50 pour cent de cas de pertes gouvernementales (pour la France et l’Allemagne) et 75 pour cent (pour la Belgique et les Pays-Bas) tandis que la moyenne pour ces treize pays d’Europe de l’Ouest se situe à 64 pour cent. En revanche, contrairement à la tendance globale des treize nations analysées, la sanction moyenne pour un gouvernement sortant au Luxembourg ne s’accroît pas depuis les années 1970. Au contraire, on passe ici d’une perte moyenne de plus de sept pour cent pour les gouvernements des années 1960 à trois pour cent pour la décennie 1990. De 1964 à 2004, nous avons calculé le prix électoral payé par les gouvernements et les partis des différentes majorités sortantes au Grand-Duché. Parmi les neuf coalitions qui se sont succédées depuis 1959, nous comptons quatre gouvernements Chrétien-cocial-Socialiste, autant de gouvernements Chrétien-social-Libéral et le gouvernement de la législature 1974-1979 qui unissait libéraux et socialistes et qui constitue ainsi le seul exécutif excluant le CSV du pouvoir. Au cours de cette période, les trois formules gouvernementales ont donc été testées et pas moins de six alternances ont été effectuées. Durant cette période, absolument tous les gouvernements sortants ont perdu des plumes. La perte moyenne des partis de la majorité sortante (au niveau agrégé, c’est-à-dire en additionnant les scores des partenaires sortants) est de 4,5  pour cent des suffrages à l’échelon national. Les coalitions les plus désavouées par l’électeur furent le premier gouvernement mené par Pierre Werner (1959-1964), principalement du fait de la lourde chute des libéraux (-11,3 pour cent au total, -8,1 pour cent pour les seuls libéraux) et le premier gouvernement de Jacques Santer (1984-1989) avec une baisse cumulée de près de dix pour cent. Le gouvernement Juncker II affiche quant à lui le meilleur score cumulé d’un gouvernement depuis 1964, avec une perte de 0,3 pour cent seulement. Lorsque l’on passe au niveau individuel cependant, on constate qu’en 2004 un des partis de la majorité (le CSV) a été plébiscité alors que son partenaire a quant à lui été lourdement sanctionné. En désagrégeant les résultats des gouvernements de cette période au niveau de leurs composantes individuelles, on constate que le LSAP accuse en moyenne une perte inférieure à quatre pour cent (3,8 pour cent) suite à une participation gouvernementale. Il a moins perdu en moyenne en étant associé au CSV que l’unique fois où il était associé aux libéraux. Ces derniers accusaient une perte moyenne de moins de deux pour cent de 1964 à 1999 (avant donc le scrutin 13 juin 2004) mais passent, à cause de leur recul de dimanche de 6,3 pour cent par rapport à 1999, à une perte moyenne de 2,4 pour cent. Contrairement à leurs partenaires socialistes, les libéraux avaient mieux limité les dégâts en 1979 que dans leurs coalitions avec les chrétiens-sociaux. Enfin, grâce aux excellents résultats engrangés dimanche (+6 pour cent au niveau national), les meilleurs obtenus par un parti de la majorité sortante non seulement depuis 1964 mais aussi dans tout l’après-guerre tous partis confondus (le Parti socialiste avait gagné 13,1 pour cent suite à sa participation dans le gouvernement d’Union nationale de 1945-1947 mais n’avait pas la responsabilité de la conduite de cette coalition), la sanction moyenne du parti Chrétien-social passe de -2,2 pour cent à -1,2 pour cent. Le CSV est donc le parti qui, malgré sa quasi-permanence au pouvoir et sa responsabilité en tant que parti du Premier ministre, a le moins souffert de ses participations gouvernementales dans les quarante dernières années. Alors qu’avant 2004, le CSV perdait en moyenne nettement plus dans des coalitions les associant aux libéraux (-3,5 pour cent) que dans attelages avec les socialistes (-1,2 pour cent), la différence est aujourd’hui imperceptible. Enfin, notons que si une forte perte pour un gouvernement dans son ensemble n’est pas une condition suffisante pour un changement de coalition (la perte de près de dix pour cent du gouvernement sortant en 1989 n’a pas empêché sa reconduction, compte tenu du fait que la seule alternative crédible d’alors, le DP, perdait aussi alors qu’il se trouvait dans l’opposition, suite à l’entrée avec fracas de l’ADR et des gains des Verts), une stabilité électorale à ce niveau agrégé n’est pas non plus synonyme de reconduction : en 1984, le gouvernement avait peu perdu mais les gains importants du LSAP avaient provoqué son retour aux affaires. Des résultats fortement divergents pour les partis de la majorité sortante, comme c’est le cas aujourd’hui, ont dans les quarante dernières années rendus un changement de coalition encore plus probable : la double reconduction de la coalition CSV-LSAP des années 1990 s’était d’ailleurs réalisée dans des conditions inverses, c’est-à-dire avec peu de différences dans les destins électoraux des partis sortants (des défaites conjointes avec un différentiel de 1,4 pour cent en 1989 et 1,3 pour cent en 1994 pour des résultats contrastés et un gouffre de 12,3 pour cent en juin 2004).

1 Wolfgang Müller and Kaare Strom (2003) Coalition Governments in Western Europe. Oxford: Oxford University Press. Le chapitre concernant le Luxembourg dans cet ouvrage s’intitule « Luxembourg : Stable Coalitions in a Pivotal party System » et a été co-écrit par Patrick Dumont et Lieven De Winter.
Philippe Poirier, Patrick Dumont
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