Musées d’histoire naturelle

Muséifier le vivant

d'Lëtzebuerger Land du 20.05.2016

Exposer des organismes vivants. Voici l’un des paradoxes les plus intéressants dans le monde des musées. Comment faire rentrer la nature – c’est-à-dire quelque chose de sauvage, qui bouge et qui se reproduit – dans une institution culturelle qui vise à stabiliser, ordonner, classifier, stocker, confiner et contrôler ?

Qui n’a jamais été impressionné, effrayé ou attendri devant un ours ou un lion empaillé ? La taxidermie, technique et art de la reproduction, vient en premier à l’esprit quand on parle de muséification du vivant. D’un point de vue technique, un animal destiné à être naturalisé n’est pas vraiment empaillé : il est d’abord sectionné, puis la peau est récupérée et tannée avec différentes substances. Le squelette de l’animal est ensuite mis en position avec des barres de fer et des cordes, puis une argile est montée autour pour sculpter les muscles (ce qui demande des connaissances anatomiques et artistiques). Cette argile sert à l’élaboration d’un moule en plastique, dans lequel est coulée la reproduction finale de l’animal en polyuréthane ou fiberglass et sur laquelle la peau sera apposée.

Si ce procédé semble, à première vue, purement technique, il y a un certain paradoxe entre l’envie de rester fidèle à la nature et le travail humain apporté. C’est pour cela qu’on a l’habitude de masquer les coutures et les traces sur l’animal. Le travail du taxidermiste est l’apport inévitable d’une subjectivité au vivant, mais qui se veut objective et neutre. Et surtout, la taxidermie cherche paradoxalement à donner une impression de vie... à des animaux morts !

Le musée n’opère-t-il pas ainsi une dénaturation du vivant (alors qu’on parle d’un animal « naturalisé ») ? D’autant plus qu’au musée, le vivant n’est pas laissé à l’état brut, mais les objets sont nettoyés et purifiés du sang, des poussières, des puces, etc. Cette transformation n’est pas seulement physique, mais aussi conceptuelle. Les objets naturels ne sont plus sauvages et étranges, mais ils font partie d’une classification, d’un système, d’une institution.

La fascination pour le prodige et le spectacle que peut offrir le vivant n’est pas nouvelle. Déjà pendant la Renaissance, en Italie, les conservateurs de musée recherchaient le sensationnel pour leurs collections. L’historienne des sciences Paula Findlen met en évidence la transformation des musées en lieux où le public venait pour s’émerveiller.1 Le naturaliste Ulisse Aldrovandi a fait par exemple l’acquisition d’un serpent-dragon, qu’il a exposé dans son musée. Sa dimension mystique quasi-irréelle a attiré bon nombre de visiteurs.

Le musée devient alors un « théâtre de la nature », un « cabinet de curiosité ». Toutefois, si le merveilleux fascine tant les conservateurs, c’est aussi parce qu’il leur permet de trouver des explications rationnelles. Normaliser le vivant, c’est mieux l’appréhender. Ainsi au musée, l’inconnu devient connaissable et le connu devient montrable. Aldrovandi a, par exemple, cherché à montrer que le serpent-dragon relève plus d’un phénomène biologique que d’une catastrophe diabolique. Cette démystification du vivant dans les musées correspond à une période où l’on cherche à faire des catalogues de collection, situer les objets historiquement, faire des comparaisons entre spécimens. La classification et la rationalisation du vivant sont un moyen pour les scientifiques de se rassurer sur leur connaissance et maîtrise du monde.

Le musée révèle aussi la fragilité du vivant : si pendant longtemps on exposait des objets uniquement dans une optique scientifique, à présent on expose des objets qui sont en danger, en adoptant une logique de sensibilisation. Les musées, zoos et jardins botaniques invitent souvent de nos jours à la prise de conscience sur nos écosystèmes, sur l’évolution, ou sur les menaces pesant sur la biodiversité. C’est dans les années 2 000 que le musée devient même un lieu d’inspiration et de salvation, étant directement lié à l’agriculture, la santé publique, l’environnement.2 La conscience environnementale a ainsi été catalysatrice de changement pour les musées.

Muséifier le vivant certes pour le faire comprendre, mais aussi pour mieux le dominer, le contrôler. Le conservateur détient alors un grand pouvoir grâce à la collection, tel un empereur doté d’un empire colonial.3 Certains auteurs montrent que la philosophie de la collection s’accompagne d’une certaine part de plaisir de la possession, de domination sur le monde extérieur. Le collectionneur règnerait tel un sultan qui mathématise le réel et voit les spécimens comme des trophées.4

La connaissance produite au musée s’appuie beaucoup sur le terrain. Les objets exposés au musée n’y sont pas nés, ils proviennent du monde extérieur, et l’activité de conservateur implique de nombreux voyages et sorties de terrain. Pour Paula Findlen, le voyage est la précondition à la domestication de la nature, c’est pourquoi les conservateurs doivent faire l’expérience sensorielle de l’environnement qu’ils étudient et mieux comprendre ses particularités.

L’exposition actuelle au Naturmusée Orchidées, cacao et colibris – Naturalistes et chasseurs de plantes luxembourgeois en Amérique latine montre ce lien entre science, terrain et culture. L’étude de plantes tropicales se mélange avec la recherche d’aventure, l’exploration naturaliste avec l’expérience humaine. La vie du célèbre taxidermiste Carl Akeley témoigne aussi de cette importance du voyage : avec une certaine théâtralité (caméras et récits héroïques à l’appui), il allait lui-même chasser les gorilles qu’il empaillait afin de s’imprégner de leur habitat pour mieux le retranscrire dans ses dioramas (aujourd’hui encore visibles au musée d’histoire naturelle de New York).5

« Le thème principal du Naturmusée c’est l’évolution. La représentation des processus évolutifs est ici le plus grand défi, le film étant bien sûr le meilleur moyen pour la représenter. Mais même avec les pièces d’exposition ‘mortes’ ou ‘silencieuses’ du musée on peut expliquer des processus par des juxtapositions, comparaisons et progressions », explique Wieland Schmid, chargé de la rénovation de l’exposition permanente du Naturmusée.

Une autre façon de faire du vivant un véritable récit, c’est en reconstituant un environnement naturel, une scène de la vie sauvage avec des animaux naturalisés dans leur biotope. Cette mise en scène est appelée diorama. Si les dioramas scientifiques sont tenus d’avoir un certain réalisme, ils sont aussi censés reproduire le plaisir qu’on a à se promener dans la nature et jouer le rôle de support visuel et didactique pour les groupes scolaires.

Le diorama constitue la manière classique de mettre en scène le vivant, mais le développement des arts numériques et des nouvelles technologies de l’information et de la communication est aussi de plus en plus recherché dans les musées. On peut ainsi faire vivre les objets d’une exposition d’une autre façon et dépasser leur immobilité. Les écrans, tablettes tactiles et effets sonores et de lumière décuplent la dramatisation et participent à un prolongement du vivant au musée. Avec la réalité augmentée, on peut par exemple voir la reconstitution numérique en 3D d’un animal éteint à partir de ses ossements, et le voir s’animer.

Malgré les nombreuses possibilités permises, la convergence du média musée avec d’autres médias (téléphone mobile, smartphone, vidéo, Internet) pose des problèmes. Les téléphones portables et les audio-guides, bien que mobiles, adaptables et communicants, ont le désavantage d’isoler le visiteur et de diminuer la communication et l’apprentissage collectif et partagé au sein de groupes de visiteurs. Aussi, en focalisant l’intérêt des visiteurs sur des écrans plutôt que sur les objets et l’espace du musée, on risque quelque peu « d’aplatir » le musée et de dévaloriser un de ses éléments essentiels : voir des objets dont les tailles, les couleurs, les textures et l’aura restent importantes.

Dans un musée, les organismes vivants sont insérés dans un contexte qui les éloigne de leur condition naturelle. Cela passe par les dioramas, le récit d’exposition et la classification. Le travail de préparation du vivant est capital : il conditionne la capacité de l’objet naturel à être exposé, et permet d’offrir une représentation fidèle à la réalité. Ainsi, le musée s’affranchit de certaines contraintes que pose le vivant (conservation, place, singularité) et les animaux exposés deviennent des symboles de leur espèce, de la richesse et de la fragilité de la vie. Ce que l’on entend par « vie » de nos jours s’est aussi complexifié et dépasse l’exposition d’animaux/plantes. On peut ainsi voir de nos jours des expositions sur les parasites (au Museum für Naturkunde à Berlin), sur les parties humaines ou les bactéries (au Medical Museion à Copenhague) ou le génome (au Smithsonian à Washington).

La transformation qu’implique la muséification a suscité beaucoup de réflexion chez les philosophes, qui ont révélé à la fois une sacralisation et une destruction ontologique de l’objet au musée. L’objet exposé est alors doté d’une volonté de démonstration objective, de connaissance et de valorisation patrimoniale.

Par-delà le vivant même, certains musées proposent des expositions dédiées à sa fabrication synthétique. Ainsi la Science Gallery de Dublin a présenté entre 2013/2014 une exposition intitulée Grow your own avec des installations artistiques pour réfléchir à la gestation humaine d’un embryon de dauphin ou la création d’un fromage fait à partir de bactéries humaines. Ce vivant synthétique et hypothétique renvoie à une question d’ordre éthique : jusqu’où pouvons-nous nous permettre de manipuler le vivant ? Les objets exposés dans un musée ne sont pas seulement censés nous apprendre à comprendre le monde mais peuvent aussi devenir une invitation au voyage et à la réflexion philosophique. Le regard que le visiteur porte sur le vivant dépasse donc le cadre du musée : c’est peut-être ça l’enjeu clé et le vrai challenge pour les musées qui exposent le vivant.

1 Findlen, P. (1994) Possessing nature: museums, collecting, and scientific culture in early modern Italy. University of California Press
Marlène Baudet, Morgan Meyer
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