Normalisation

d'Lëtzebuerger Land vom 28.03.2014

d’Lëtzebuerger Land : À votre entrée en fonction, le 3 novembre 2013, vous disiez à qui voulait l’entendre qu’une rédaction devait être politiquement neutre et indépendante, et que le fait que vous veniez du cabinet du Premier ministre d’alors, Jean-Claude Juncker (CSV), dont vous étiez le conseiller économique durant neuf ans, n’était qu’un hasard, tout au plus un « défaut esthétique ». Et vous semblez avoir eu raison, puisque lors du dernier congrès du CSV, le même Juncker s’est plaint que le Wort n’était plus la « presse amie » du parti et vous enchaînez les révélations sur les guerres de tranchées internes au CSV... Un Wort politiquement neutre serait-il donc possible ? Ou autrement dit : ne seriez-vous plus le journal de la droite ?

Jean-Lou Siweck : Est-ce que nous avons jamais été un journal « de droite » ? Cela voudrait dire que nous prenions des positions conservatrices dans tous les domaines. Or, cela n’a jamais été le cas, surtout sur tout ce qui touche au social. Nous voulons simplement être un journal professionnel, de notre époque, comme il en existe partout dans le monde. Un journal qui définit son positionnement en interne, sans que quiconque de l’extérieur ne puisse l’influencer. Un journal n’est tout simplement pas crédible vis-à-vis de ses lecteurs s’il reprend ou rejette d’office tout ce que dit un acteur politique ou sociétal juste parce que c’est lui qui le dit. Le Luxemburger Wort est et veut être un journal autonome et indépendant, comme se définit un média aujourd’hui.

Oui, mais l’objectivité n’est-elle pas une illusion ? Les journalistes sont tous influencés – comme tout citoyen – par leur bagage socio-culturel, leur appartenance à un groupe économique, leur vécu, leur politisation…

Dans notre ligne éditoriale, il y a de nombreuses définitions de ce que nous voulons être et représenter – mais l’objectivité n’en fait pas partie ! L’être humain ne saurait être objectif, aussi bien le journaliste que le lecteur a son propre bagage avec lequel il appréhende le monde. Donc, par définition, une rédaction fait des choix subjectifs. Nous sommes et allons certainement rester un journal qui ne renie pas son héritage et qui va se fonder sur ses valeurs traditionnelles.

Cette volonté de professionnalisation et de prise de distance par rapport au CSV ne risque-t-elle pas de vous nuire aussi ? Si vous ne publiez plus les rapports de réunion et les anniversaires des sections locales du parti, ne craignez-vous pas d’aliéner cette partie du lectorat, militants et élus locaux de base du CSV, qui estime un peu que vous lui devez ça ?

Bien sûr qu’il y a toujours un risque à faire des changements aussi fondamentaux. Mais nous faisons un pari : nous disons que le Luxembourg n’est pas différent du reste du monde, qu’un journal, pour avoir du succès, doit être crédible et indépendant. Et que même les électeurs du CSV veulent savoir ce que disent et pensent les autres partis. Les règles de base d’un journalisme indépendant sont les mêmes partout dans le monde, parce que tous les médias en sont venus à la conclusion que c’est le meilleur modèle économique qui puisse exister. Surtout à une époque où la question de la survie même des journaux se pose, nous sommes convaincus que c’est la bonne recette. Dans cette optique, nous voulons par exemple offrir un panorama complet et un débat entre les idées et opinions qui nous sont les plus sympathiques et celles qui le sont moins – et que ces débats aient lieu dans nos colonnes. Parmi les lettres à la rédaction que nous recevons, nous ne sélectionnons pas pour publication que celles qui répondent à nos propres préférences

La presse au Luxembourg a toujours été extrêmement politisée, surtout les quotidiens, chaque titre étant proche d’un parti ou d’une idéologie. À tel point que leurs titres de Unes arboraient même la couleur du parti en question : le rouge, le bleu, le noir. Le Lëtzebuerger Journal, bien qu’il ait annoncé, lors de son renouveau en 2012, ne plus être le journal du DP, roule clairement pour la majorité actuelle, tout comme le Tageblatt reste proche du LSAP – ou du moins de l’OGBL (syndicat auquel il appartient). Est-ce que cette politisation est forcément si mauvaise que cela – tant que les lecteurs en sont conscients ? Et cela voudrait-il donc dire que vous serez le journal de l’opposition durant les cinq prochaines années ?

Il faut regarder les réalités en face : il y a cinq quotidiens payants au Luxembourg, dont un est lu davantage que les quatre autres pris ensemble. Si ce journal le plus lu veut intéresser tout le monde, ses exigences ne sont pas les mêmes que celles d’un titre dont l’audience est si minuscule qu’Ilres a du mal à la saisir dans ses panels. Traditionnellement, un journal regarde ceux qui sont au pouvoir avec davantage d’esprit critique que ceux qui n’y sont pas. Mais cela ne veut pas dire que nous allons faire une critique plus fondamentale du gouvernement juste parce que le CSV n’en fait plus partie. Ce qui nous importe, c’est d’analyser la politique de ce gouvernement et de la suivre avec le sens critique évident qui est celui d’une rédaction.

Les deux prochains mois seront dédiés à la campagne électorale pour les Européennes du 25 mai. Or, les journaux prennent traditionnellement position pour l’un ou l’autre parti durant les campagnes, parti auquel ils accordent une couverture plus, disons, bienveillante. Est-ce que vous n’allez plus rouler pour le CSV ? Alors même que Viviane Reding est une ancienne du Wort… ?

Non. Nous allons traiter tous les partis à la même enseigne. Sachant toutefois qu’il y en a toujours qui savent se mettre mieux en scène que d’autres. Mais nous ne sommes pas une machine de guerre contre l’un ou l’autre parti non-plus. Toutefois, et notre ligne éditoriale le souligne, nous sommes un journal pro-européen, donc nous avons moins de sympathies pour ceux qui ont une position très négative vis-à-vis de l’Europe.

Davantage que d’avoir été la « presse amie » du CSV, vous êtes le journal de l’archevêché, qui, il est vrai, n’est pas toujours en de bons termes avec le parti, je pense par exemple à la discordance qu’il y a eu lors des débats sur l’euthanasie. Or, le gouvernement Bettel-Schneider-Braz a annoncé plusieurs réformes qui risquent d’ouvrir de nouveaux Kulturkampf, comme notamment la séparation entre l’État et l’Église, avec le financement des cultes et la place de la religion à l’école, ou encore l’introduction du mariage homosexuel, lié, éventuellement, au droit d’adoption pour les couples homosexuels. Est-ce que vous allez être une caisse de résonance, un amplificateurs de la position de l’Église catholique sur ces questions ?

Comme pour les autres sujets, nous voulons participer au débat, l’accompagner et lui ouvrir nos colonnes. Il est évident que nous sommes plus proches des positions de l’archevêché sur ces questions que des voix anticléricales. Et il est tout aussi évident que ce n’est pas au Wort que vous allez lire un éditorial affirmant que la religion est une question purement privée… Mais, encore une fois, nous ne sommes pas une machine de guerre pour défendre une seule position. Nous avons pour ambition de fournir à nos lecteurs – que nous ne prenons pas pour irresponsables – tous les éléments qui leur permettent de se forger leur propre opinion.

Lors de la dernière législature durant laquelle le CSV était dans l’opposition, en 1974-79, la ligne éditoriale du Wort était particulièrement violente, se souviennent les anciens : que ce soient les chroniques acerbes du « Luussert » ou les techniques journalistiques proches de la presse de caniveau – un journaliste caché dans les buissons lors d’une fête d’anniversaire du couple Thorn, notant méticuleusement tous les noms des invités – sont devenues mythiques. Tous les partis, y compris le CSV, vous regardent désormais d’un œil de lynx pour voir quelle sera votre approche cette fois-ci, si vous allez monter le ton, devenir plus virulents…

Toutes ces histoires de 1974-79, faute de temps de les relire, je ne les connais que de seconde main, par ouï-dire, moi aussi. Comme il n’y a pas, jusqu’à présent, d’analyse historique sérieuse de ce qui s’est passé à l’époque, je ne peux pas en dire davantage ici. Ceci dit, qu’il existe dans le monde politique une bonne dose de respect devant l’impact de notre journal n’est pas pour me déplaire… Mais ma perception d’un bon journalisme se base sur le B-A-Ba : information, analyse, plus éventuellement commentaire – mais séparé alors clairement du fait brut. Nous n’allons pas faire campagne pour ou contre un groupe politique. Nous ne sommes plus dans les années 1970.

Pourtant, vous avez lancé un premier grand coup en publiant les salaires des ministres, en février, information inouïe jusqu’alors. N’était-ce pas comme une alerte en direction du gouvernement, pour dire : on vous observe ?

Vraiment pas ! Cet article était la suite d’un autre papier, une semaine plus tôt, sur ce que gagnent les ministres sortants… Dans les deux cas, nous avons donné des informations brutes, de manière objective, sans jamais prétendre que c’était scandaleux ou que les salaires étaient trop élevés. D’ailleurs, même les citoyens que nous avons interrogés lors d’un micro-trottoir pour notre site internet n’ont pas trouvé ces salaires exagérés. C’était un simple acte de transparence. D’ailleurs ces salaires sont tout à fait identiques à ceux du gouvernement précédent.

Néanmoins, c’est un nouveau style, un nouveau ton, au Luxemburger Wort, que l’on ne vous connaissait pas…

Ça oui. Pour moi, le chemin par lequel nous sommes arrivés jusque-là est exemplaire pour ce que je voudrais atteindre : nous avons fait une recherche sérieuse sur un thème que nous avons défini nous-mêmes, indépendamment de l’actualité des conférences de presse et des communiqués, et nous l’avons présenté de manière accessible et visuellement attrayante. C’est une méthode de travail par laquelle nous utilisons et valorisons toutes nos ressources et par laquelle nous nous démarquons de ce que peuvent faire d’autres médias.

La presse n’a pas fini sa traversée du désert, entre chute des revenus des annonces (moins dix pour cent pour les quotidiens par rapport à 2012, selon le dernier Ad’Report) et celle du lectorat (le Wort étant passé sous la barre des 40 pour cent, à 38,8 pour cent, dans le dernier sondage Plurimedia TNS-Ilres de 2013)... Saint-Paul a dû enchaîner les plans sociaux pour s’adapter. Voyez-vous le bout du tunnel ? Quelle est la solution ?

Ce sont deux problématiques différentes. En tant que rédacteur en chef, il me revient en premier lieu de satisfaire les lecteurs. Et dans ce domaine, je vois deux défis : premièrement, celui d’offrir tous les jours à nos lecteurs un journal assez attractif et diversifié pour qu’ils s’attardent sur plusieurs articles ou aient envie d’y revenir. Ils doivent trouver que ça vaut le coup d’être abonné à ce journal, et chacun d’entre eux doit estimer chaque jour qu’il est bien et complètement informé après avoir lu le Wort. Le deuxième défi est structurel et concerne les jeunes : comment allons-nous conquérir ceux qui ont grandi avec la culture du gratuit et les persuader de prendre un abonnement payant à un quotidien ? L’abonnement reste la base de financement de notre journal. Pour cela, nous devons présenter des articles intéressants dans un ensemble cohérent. Mais ce changement se fait dans la durée, sur plusieurs mois, voire années. Ce sera le prochain grand chantier, après que les six ou douze derniers mois, nous ayons été très occupés avec nous-mêmes, avec la modernisation de notre système informatique de gestion rédactionnelle, ou par la mise en place d’un nouveau site Internet, qui sera lancé bientôt. Après cela, nous allons retravailler la structure du journal, l’agencement des différents cahiers thématiques. Notre but est de nous éloigner du point de vue des institutions, qu’elles soient publiques, politiques ou économiques, et de nous concentrer davantage sur celui des lecteurs. Ce qui implique que toutes les conférences de presse, tous les événements et tous les communiqués ne trouveront plus forcément leur place dans nos colonnes. Ce sera un processus difficile, j’en suis conscient, on ne pourra y arriver d’un jour à l’autre et il générera certainement beaucoup de mécontentement. Mais nous allons y arriver.

Votre présence Internet wort.lu est de plus en plus attractive et réactive, avec ses Live-Ticker très lus, par exemple pour le procès Bommeleeër. Le ton du site est beaucoup plus libre... Ne risquez-vous pas de vous faire concurrence vous-même, en promouvant un média gratuit au détriment du journal payant ?

La question de l’information payante se pose effectivement, car le contenu des sites d’information n’est pas finançable par la publicité, c’est un fait. Jusqu’à présent, nous étions techniquement dans l’impossibilité de faire une différence entre le site gratuit accessible à tout le monde – et qui constitue un bon produit d’appel pour la marque Wort, surtout à destination des jeunes lecteurs – et des informations payantes, qui seraient réservées par exemple à nos abonnés. Avec notre nouveau site, ce sera possible et nous sommes en train d’y réfléchir.

Jean-Lou Siweck, 43 ans, est rédacteur en chef du Luxemburger Wort depuis novembre 2013. Journaliste de formation – il est détenteur d’une licence en journalisme et communication de l’Université libre de Bruxelles et d’un master du Collège de l’Europe – il a entre autre travaillé comme rédacteur économique au Lëtzebuerger Land, de 1998 à 2000 et de 2002 à 2004. En outre, il fit partie de l’équipe de lancement du Quotidien, en 2001-2002. Entre ses différentes expériences en journalisme, il a côtoyé le monde économique (à la Banque générale) et politique (il fut conseiller économique du Premier ministre Jean-Claude Juncker).
josée hansen
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