Réforme de la procédure devant les juridictions administratives

Y’a bon pour le justiciable

d'Lëtzebuerger Land du 22.03.2013

Après avoir jeté en février les premières bases de la réforme judiciaire, qui passera par la création du Conseil national de la justice et d’une cour suprême, François Biltgen, le ministre CSV de la Justice, s’attaque à un chantier sans doute un peu plus digeste : le ravalement de la loi organisant les juridictions administratives, seize ans après leur création. Avec toujours le même objectif : la bonne administration de la justice, ce qui veut forcément dire une justice plus accessible, plus moderne et surtout plus rapide, conformément au crédo asséné par la Commission européenne aux 27 États membres de l’UE. Or, devant les dossiers qui s’accumulent, les compétences qui s’ajoutent et l’inclination grandissante des citoyens à faire respecter leurs droits et mettre en cause la légalité de décisions de l’administration, les juges administratifs ont un peu perdu pied. Les délais, autrefois si brefs pour trancher des litiges et qui faisaient la fierté de la jeune juridiction, ont pris un retard qui va finir par décomplexer leurs collègues des juridictions de l’ordre judiciaire : « La pression vient de tous les côtés, à commencer par celle de la Cour européenne des droits de l’homme, pour accélérer les délais des procédures », souligne l’avocat et vice-président du Conseil de l’ordre, Rosario Grasso, qui s’exprime ici à titre personnel. « Il n’est pas rare, dans la procédure administrative, constate pour sa part l’avocat François Moyse, d’attendre neuf, voire dix mois avant un prononcé, c’est intolérable ». Guy Schleder, Administrateur général au ministère de la Justice, qui a écrit le projet de loi approuvé la semaine dernière par le conseil de gouvernement (Land du 15 mars), admet lui-même la longueur excessive des délais de fixation des affaires conventionnelles (fiscalité, droit de l’environnement et urbanisme), les juges administratifs devant traiter en priorité, car des délais maximaux ont été fixés – deux mois – pour les affaires d’immigration (la procédure accélérée n’admet pas dans ce cas les appels) et celles en relation avec l’échange de renseignements fiscaux sur demande des administrations étrangères, conformément aux engagements internationaux du gouvernement.

La réforme de la loi sur les juridictions administratives (le cadre légal a été fixé en 1996 et en 1999, avec des modifications d’ordre cosmétique en cours de route) étendra ce délai maximum de deux mois à toutes les affaires courantes, à moins que leur complexité n’exige des rallonges, auquel cas les juges devront se justifier. En contrepartie, François Biltgen a promis d’octroyer des moyens supplémentaires au Tribunal administratif : de onze juges actuellement, ils passeront à treize, ce qui laisse supposer la création d’une quatrième chambre, au lieu des trois aujourd’hui. Leur nombre restera inchangé au niveau de la Cour, la procédure accélérée en matière d’immigration ne permettant de toute façon plus aux demandeurs d’asile de faire appel.

L’une des principales innovations de la réforme du droit administratif, sans en être une non plus, car beaucoup de pays ont déjà adopté cette mesure, sera l’introduction du mécanisme de la « boucle administrative ». Il octroie aux juges des compétences en réparation d’un acte illégal commis par une administration, pouvoirs qu’ils n’avaient pas formellement jusqu’à présent. Le système tend à prévenir des annulations inutiles ou excessives, comme l’absence de motivation d’un acte administratif, explique-t-on au ministère de la Justice. Si la Cour, dans sa grande générosité et probablement pour des raisons de pragmatisme ; a permis depuis 2009 à une autorité de fournir la motivation d’un acte attaqué au cours de la phase contentieuse, cette jurisprudence pourrait très bien être balayée d’un trait, d’autant que les trois chambres du tribunal administratif ne l’ont jamais consacrée. Le ministre de la justice préfère donc ancrer le principe dans le droit positif. On n’est jamais à l’abri d’un retournement d’un magistrat.

En l’état actuel du droit, le juge administratif luxembourgeois, en tant que juge de réformation, ne peut énoncer, par voie de réformation, que des « grands principes », tout en renvoyant l’affaire devant l’autorité administrative compétence pour le détail d’application ou d’exécution des principes énoncés. Des irrégularités de l’appareil d’État pourront désormais être réparées sans que les juges aient systématiquement à annuler l’acte incriminé. Le tribunal pourra donc à l’avenir, à l’instar de ce qui existe depuis 2010 aux Pays-Bas, inviter l’auteur de la décision à réparer un « vice a priori réparable » ou à le faire corriger si l’auteur est incompétent pour le faire, par exemple lorsqu’une autorisation en tout point légale a été à tort délivrée par le collège échevinal au lieu du bourgmestre. Pour le côté pratique, la procédure autorisera chaque partie à prendre un mémoire limité à la question de l’exécution par l’administration des obligations imposées par le juge. En cas d’inexécution dans le délai imparti, le juge restant saisi du litige pourra alors annuler l’acte vicié. S’il n’est pas réparé de manière complète et incorrecte, au juge encore d’en tirer les conséquences : annulation ou nouveau délai octroyé à l’administration. En l’état actuel du droit administratif luxembourgeois, une fois qu’un juge a rendu son jugement en reformation, il est dessaisi. Il ne dispose pas non plus de compétences en réparation. S’il a renvoyé une affaire devant l’administration pour exécution, la nouvelle décision peut à nouveau revenir devant lui, et ainsi de suite, ce qui peut faire gagner un « tour de piste » supplémentaire aux administrés qui chercheraient ainsi à tirer la procédure en longueur.

En faisant prudemment entrer le principe de la « boucle administrative » dans la législation luxembourgeoise, les autorités se conforment partiellement aux recommandations du Conseil de l’Europe du 9 septembre 2003 dans le domaine du droit administratif, posant comme principe de base que l’efficacité de la justice repose d’abord sur des décisions prises « dans des délais raisonnables », notamment lorsqu’elles s’imposent aux pouvoirs publics. La réforme ne va pas très loin non plus et reste très en-deçà des attentes du Conseil de l’Europe, qui avait notamment demandé aux États, il y a dix ans, de prévoir qu’en cas d’inexécution d’une décision de justice, une « procédure adéquate » soit mise en œuvre, soit par injonction, soit à travers une astreinte. De plus, les États doivent s’assurer que la responsabilité des autorités administratives puisse être engagée en cas d’inexécution fautive des décisions juridictionnelles, y compris la responsabilité disciplinaire, pénale, civile des agents chargés de cette exécution. Les condamnations de fonctionnaires pour défaillance ou faute grave ne sont pas légion au grand-duché. Et ici comme ailleurs, l’administration connaît des déraillements.

« L’exécution des décisions juridictionnelles n’est plus le simple accessoire du procès, mais devient un indicateur essentiel de la performance de la justice », lit-on dans un des rapports du colloque en 2012 de l’Association des Conseils d’État et des juridictions administratives suprêmes de l’Union européenne (ACA-Europe). L’admission du principe de la boucle administrative est l’une des rares avancées que le ministre luxembourgeois de la Justice a dû faire au regard des standards d’ailleurs non-contraignants du Conseil de l’Europe. En revanche, rien de concret, pas d’avancées significatives qui auraient pu donner une portée symbolique et forte aux actions en réparation, sous l’angle par exemple de compétence en matière d’indemnisation. Les juridictions administratives resteront incompétentes pour régler une indemnisation du dommage causé par un acte illégal qu’elles auraient annulé. La « victime » d’un acte administratif illégal devra donc passer par un « deuxième tour » et engager une procédure devant le juge judiciaire pour obtenir l’indemnisation requise sur le plan civil. Il n’est d’ailleurs pas toujours nécessaire de passer par la case de la justice administrative pour être indemnisé : de plus en plus de tribunaux civils s’accordent compétence pour vérifier si l’acte critiqué de l’administration correspond à un dysfonctionnement, lit-on dans le rapport luxembourgeois produit lors du colloque ACA-Europe. « Suivant cette tendance jurisprudentielle en teneur croissante, ajoute le rapport, un passage devant le juge administratif aux fins de voir annuler l’acte incriminé ne serait plus requis. La pratique est cependant encore essentiellement dans le sens d’un procès préalable devant le juge administratif ».

Pas plus que la réforme de François Biltgen ne donnera aux juges administratifs le pouvoir de condamner l’administration récalcitrante au paiement d’une astreinte ou d’une amende. « Pareille compétence, note encore le rapport luxembourgeois ACA-Europe, se heurterait notamment à la répartition des compétences entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif, les condamnations à une astreinte ou à une amende, partant à une somme d’argent, étant à ramener à des demandes portant sur des droits civils et indemnités de procédure ». Seule concession octroyée aux victimes par les juges administratifs : l’allocation d’une indemnité de procédure, basée sur des considérations d’équité.

Parmi les avancées législatives que la réforme de la procédure amènera quand même – mais c’est là une concession faite aux services publics pris en flagrant délit de défaillance, on notera un aménagement de délais lors d’annulation d’un acte administratif pour « ne pas trop perturber le service public », avec la possibilité qui sera octroyée aux juges de différer leurs décisions dans le temps. Il n’y aurait aucune raison, soutient le gouvernement, de limiter le pouvoir du juge administratif de différer dans le temps l’effet de son jugement aux actes réglementaires annulés, mais seulement avec un effet pour l’avenir et à « utiliser avec circonspection », en fonction notamment de la bonne ou mauvaise foi de l’administré. Reste à voir comment les juges la détermineront. Il serait par exemple « inéquitable » qu’un administré de bonne foi, ayant touché des aides ou des subsides par décision illégale, soit obligé, suite à une annulation, de les rembourser fissa. Un compromis deviendra possible. « On a vu le contrôle du juge s’étendre progressivement à toute la légalité, ce qu’on a souvent présenté comme un progrès de l’État de droit, et, aujourd’hui, la légalité est devenue si complexe, que l’on se dispose à admettre que certaines illégalités ne doivent pas conduire à l’annulation », rappelait récemment un conseiller d’État de Belgique, sans que l’on sache si c’était une critique ou non. Cette approche du droit administratif confirme les vues pragmatiques prônées par de nombreux spécialistes en Europe selon lesquels l’annulation de la décision administrative n’est pas nécessairement « la meilleure réponse à apporter dans un cas précis, ou du moins pas son annulation sèche ». Des alternatives existent « pour permettre un meilleur équilibre, comme la modulation dans le temps les effets de leurs annulations et/ou système de la « boucle administrative ». L’indemnisation peut encore être vue comme un substitut à l’annulation de la décision, mais cette approche n’a pas été retenue par le ministre luxembourgeois de la Justice, qui ne peut pas prendre le risque de se mettre à dos les fonctionnaires puisque François Biltgen porte aussi la casquette de ministre de la Fonction publique. Des mécanismes qui vont en tout cas renforcer les responsabilités des juges administratifs et qui devraient contribuer, selon des spécialistes du contentieux administratif, « à faire naître une vision de la légalité plus souple, qui prend en outre en compte les exigences tirées du principe de sécurité juridique et des droits des justiciables ».

Sur le volet de la réparation des actes illégaux commis par l’administration, certains pays européens sont allés très loin pour sanctionner des dysfonctionnements. Il y a eu notamment des « ouvertures » timides en Belgique, le gouvernement envisageant de confier au Conseil d’État la compétence de régler l’indemnisation des victimes de dommages causés par des actes illégaux qu’il peut annuler. Il n’y a sans doute rien à attendre du côté de l’Allemagne, où la culture juridique et le principe de l’État de droit s’opposent à ce qu’un administré puisse tirer avantage pécuniaire d’un comportement illégal de l’administration plutôt qu’obtenir une rectification de la situation en droit. Pour autant, dans les affaires compliquées, les juridictions allemandes encouragent les règlements à l’amiable, où une indemnisation peut être une alternative aux difficultés qu’engendrerait une annulation. Quatre ordres juridiques en Europe permettent aux juges de prendre une autre attitude face à un acte illégal, à tout le moins dans certains cas : le Danemark, l’Italie, la Norvège et le Portugal. En Norvège, « indemnisation et illégalité de l’acte sont liés », souligne le rapport de l’ACA- Europe. La compensation vient le plus souvent en plus de l’annulation, mais cet ordre juridique connaît aussi des cas d’indemnisation comme sanction alternative à l’annulation. Au Portugal, le cumul des demandes d’annulation et d’indemnisation est la règle. Dans le système portugais, les fonctionnaires directement responsables de l’inexécution de la décision de justice peuvent payer une astreinte correspondant à entre cinq et dix pour cent du salaire social minimum. C’est loin d’être l’option retenue par François Biltgen pour responsabiliser davantage les fonctionnaires.

Véronique Poujol
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