Lutte contre la pédopornographie

Prétexte à censure

d'Lëtzebuerger Land vom 10.02.2011

Le fourre-tout sécuritaire qu’est la loi française Loppsi 2, défini­tivement adoptée cette semaine, comporte un volet Internet particulièrement controversé. Le caractère hétéroclite de la loi est apparent, même si on ne considère que son pan Internet puisqu’on y trouve la création du délit d’usurpation d’identité sur Internet, un dispositif de blocage, sur avis administratif, des images de pornographie enfantine, l’interdiction de la revente de billets sur Internet « pour en tirer bénéfice », la possibilité pour la police de capter des données informatiques en cas d’enquête sur la criminalité organisée – dans ce cas une décision du juge d’instruction est requise, et le contrôle par le procureur des fichiers d’antécédents judiciaires, ainsi que la création de logiciels de « rapprochement judiciaire ».

En apparence, en instaurant un filtrage des sites aux contenus pédopornographique sur simple injonction administrative, le gouvernement joue sur du velours : quoi de plus consensuel, quoi de plus fédérateur que la détestation de ces contenus dégradants ? Mais comment se défaire du soupçon d’une manipulation visant à introduire le principe d’une censure préalable du Net sans intervention du pouvoir judiciaire ?

Tant les amateurs que les diffuseurs sur Internet d’images de pornographie enfantine ont appris au fil des ans à se cacher pour éviter l’opprobre qui y est attaché. Vouloir les bloquer à l’aide de filtres imposés aux four-nisseurs d’accès, en d’autres termes en instaurant des listes noires, est, de l’avis de l’association de protection de l’enfance Ange Bleu, inefficace à l’encontre de ces experts en camouflage. Dans un communiqué publié en novembre dernier, l’association s’inquiétait de ce que dans Loppsi 2 (loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure), la protection de l’enfance puisse être un cheval de Troie du filtrage généralisé d’Internet. Un reproche grave, mais bien étayé. D’abord la loi n’instaure pas de dispositif visant à assécher la demande ou l’offre de pédopornographie, par exemple en créant des instances de conseil et d’aide anonyme.

L’Ange bleu (Association nationale de prévention et d’information concernant la pédophilie), ne mâche pas ses mots, estimant que la loi est « inefficace, contreproductive et dangereuse à l’égard de l’exercice démocratique ». Le volet anti-pédopornographie est inefficace à cause de la nature mouvante d’Internet et des possibilités de contournement – s’ils sont bloqués, les contenus visés se contenteront de migrer et resteront accessibles. Les amateurs de ces images honnies ont beaucoup d’avance sur les législateurs et sont capables dès aujourd’hui d’assouvir leurs envies sans télécharger le moindre fichier sur leur ordinateur. La contreproductivité de la mesure résulte, toujours aux yeux de l’Ange bleu, de ce qu’elle reléguera encore davantage ces contenus vers les marges du Net, permettant in fine aux diffuseurs de sécuriser et renforcer leurs trafics. La menace pour la liberté d’expression vient selon l’association du fait que le filtrage visera les serveurs ou les hébergeurs, et non les pages incriminées. Le risque de blocages abusifs et d’erreurs, aboutissant au filtrage de contenus légitimes ne peut être écarté.

L’Ange bleu cite dans ce contexte la mésaventure arrivée à Wikipédia en Australie, qui a elle aussi institué une censure de ce type : c’est l’ensemble de l’encyclopédie en ligne qui y a été bloqué en raison d’une page arborant la pochette de l’album Virgin Killer du groupe Scorpions. Comment être sûr qu’un dispositif de censure administrative de ce type ne soit pas utilisé pour bloquer des contenus gênants pour le pouvoir ? Surtout au vu de l’assaut mené contre Wikileaks par plusieurs États occidentaux, preuve qu’ils sont prêts à piétiner allégrement la liberté d’expression et à jouer la carte de la censure ? Les errements de Loppsi 2 démontrent que le filtrage du Net n’est pas une bonne solution. Les associations de défense des internautes n’ont d’ailleurs pas encore baissé les bras, espérant qu’un recours au Conseil constitutionnel y mettra le holà.

Jean Lasar
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