Urbanisme et espace public

The Matrix

d'Lëtzebuerger Land du 10.08.2006

Soudain, c'est la faute à personne. La Cité judiciaire des frères Rob et Léon Krier, moloch difforme et complètement fake – utilisation du béton armé pour reconstituer des formes architecturales anciennes, petit-bois collé sur les fenêtres, amas incontrôlé de toutes sortes de styles de toutes les époques, volumes disproportionnés agglomérés sur un minuscule plateau qui est ainsi complètement étouffé, le tout encastré dans une silhouette qui faisait jadis les plus belles cartes postales pour touristes – grandit à vue d'oeil et personne ne semble vouloir en assumer la responsabilité, aucun politique ou haut fonctionnaire ne semble plus revendiquer ou défendre le projet. La Cité judiciaire est un bel exemple d'un rendez-vous manqué avec le débat en architecture, pour lequel affirme militer la Fondation de l'architecture et de l'ingénierie: on a peu entendu de discussions publiques sur le projet, à part quelques articles de journalistes et de critiques dans la presse indépendante et un remarquable papier de l'architecte Jean Petit dans le mensuel Forum (n° 188, décembre 1998) – pour le reste, les architectes ont jasé dans les couloirs mais se sont tus en public, peut-être de peur du courroux du maître de l'ouvrage, l'administration des Bâtiments publics, dont ils dépendent pour les plus grands projets. Au public maintenant de vivre au quotidien avec ce colosse, dont l'achèvement est prévu d'ici 2008, de s'approprier le peu d'espace qui reste entre les masses énormes qui se tapissent au-dessus de la falaise. Mais il devient de plus en plus difficile de flâner en ville, ailleurs que Place d'Armes ou place Guillaume, la silhouette étant parasitée par les énormes volumes d'architecture BTP – les immeubles en verre, en miroir, et à tourelles qui se ressemblent tous – se multipliant, que ce soit au Limpertsberg ou à la Rocade de Bonnevoie. Il s'en dégage une esthétique de ville allemande reconstruite à la va-vite durant la deuxième moitié du XXe siècle, après les bombardements de la guerre, comme si, au Luxembourg, il fallait rattraper des années, des décennies d'immobilisme... L'absence de débat sur la qualité architecturale semble inversement proportionnelle à l'envergure du chantier: alors que, sur le bâtiment d'IM Pei pour le Musée d'art moderne grand-duc Jean, tous les partis politiques et tous les citoyens avaient une opinion qu'ils estimaient légitime et fondée, on ne peut que constater le silence radio sur des sujets comme la Cité judiciaire, les grands immeubles administratifs ou les projets de réaménagement des quartiers de la gare, de la place de l'Étoile ou de Hollerich. Et ce bien que la Ville de Luxembourg fasse d'énormes efforts de communication autour de ses projets de réaménagement urbain. On pourrait par exemple discuter de l'importance du vide, de la place ou du blanc en architecture. Quel meilleur exemple pour l'illustrer que la place de l'Europe au Kirchberg? Il suffit de la regarder à partir du boulevard Royal ou de la corniche pour constater une incroyable cacophonie visuelle: des murs (reconstruits) de la forteresse, les Trois Glands, le bâtiment du Mudam, et, derrière, la tour du Héichhaus, cernée du gigantesque nouveau Centre de conférences (Jourdan [&] Muller PAS avec Schemel [&] Wirtz), la belle Philharmonie de Christian de Portzamparc, les tours jumelles du boulevard Kennedy et, à gauche, l'impopulaire bâtiment Schuman, dont la destruction prochaine vient d'être confirmée, ceci afin de faire place, à moyen terme, à la Bibliothèque nationale de Bolles [&] Wilson... autant de bâtiments qui ne semblent guère prendre d'égards au contexte dans lequel ils s'intègrent, ou du moins aucune référence à leurs voisins directs. Et ce n'est pas terminé. Tous les visiteurs des premières semaines d'ouverture du Mudam se sont interrogés sur la cloison en bois qui délimite un espace assez exigu juste au centre de l'axe qui relie le Mudam à la Philharmonie – deux joyaux architecturaux qui ne demandent qu'à entrer en dialogue. Il s'agit de l'espace réservé à la construction d'un hôtel de luxe à 160 chambres, qui viendra se planter là, comme un parasite. Certes, cet hôtel était prévu dès les premières esquisses réalisées par Ricardo Boffil pour la place de l'Europe, en 1996. Or, alors que personne ne semblait plus croire à sa réalisation, le Fonds d'urbanisation et d'aménagement du Kirchberg (Fuak) vient de confirmer que les travaux devraient pouvoir commencer à l'automne, dès que la Ville de Luxembourg aura donné son autorisation de construire. Sans juger de la qualité architecturale du bâtiment plusieurs fois remodelé sur instructions du Fonds – un monolithe en pierre sombre conçu par le Luxembourgeois Jim Clemes et qui sera exploité par la chaîne d'hôtels de luxe espagnole Sol Melià –, l'entreprise dérange par le fait qu'elle risque d'étouffer aussi bien la Philharmonie que le Mudam par une impression de trop-plein. Il y a pourtant suffisamment de place sur le plateau pour installer un hôtel ailleurs. Car le Fonds Kirchberg aussi bien que le Mudam ont fait des efforts exceptionnels pour l'aménagement des alentours: parc paysager des Trois Glands imaginé par Michel Desvigne, «végétalisation » de la place de l'Europe, en basalte foncé devant valoriser la blanc de la Philharmonie, plantation de platanes dont le «bosquet européen» (un arbre par État-membre de l'Union), qui semblent tous vain eu égard à cet ovni qui va atterrir là d'ici quelques mois. Un texte ne devient intelligible que par les pauses et les blancs qui lui donnent son rythme et son sens, un code barre, une image, une chanson ou une symphonie ont tous besoin de l'espace, du néant, du blanc pour vivre et être lisibles, tout l'univers numérique est basé sur l'alternance entre 0 et 1, entre présence et absence de signal... Il n'en va pas autrement de l'architecture. À force de prôner la densification à tout prix, les pouvoirs publics semblent avoir oublié l'importance de l'espace pour insuffler de la vie à l'architecture et à l'urbanisme. Au Kirchberg, les parcs publics et espaces de verdure n'excusent que partiellement l'alignement inconsidéré de grands blocs qui se suivent sans aucun rapport entre eux – le quartier bancaire en est le meilleur exemple, seules les photos montrent les architectures prestigieuses comme si elles étaient valorisées par beaucoup de place alentour, alors qu'elles sont encastrées dans un «gloubiboulga» de formes et de styles. Les récents concours d'idées ou d'architectes pour la quartier de Hollerich ou de la Gare, lancés par la Ville de Luxembourg, ou ceux du Fonds Kirchberg pour de nouveaux quartiers d'habitation du Kiem, du Grünewald ou du Reimerwée sont intéressants pour leur considération de tout un quartier, avec ses besoins, non seulement en voiries ou en canalisation, mais aussi en espaces publics, parcs et surfaces non bâties. Encore faudrait-il avoir les moyens (politiques et financiers) de les réaliser – et de les adapter au fur et à mesure de l'évolution des chantiers. Le Luxembourg sera à nouveau représenté à la biennale internationale d'architecture de Venise, dès septembre, avec un pavillon intitulé Welcome to paradise élaboré par la Fondation de l'architecture et de l'ingénierie. En juin 2004, le conseil de gouvernement a approuvé un texte élaboré par un groupe interministériel et interprofessionnel intitulé Pour une politique architecturale, comprenant un plan d'action en quatorze points pour l'augmentation de la qualité du bâti au Luxembourg, avec des mesures allant du respect du patrimoine, y compris du XXe siècle, à l'organisation de concours d'architectes – qui ont donné de bons résultats jusqu'à présent, que ce soit pour la Philharmonie, le Musée national d'histoire et d'art, les Archives et la Bibliothèque nationales... Dans le cadre de Luxembourg 2007, le curateur Hou Hanru organisera une série de workshops sur l'urbanisation de Luxembourg, intitulés Urban Lab, la Fondation de l'architecture, qui vient d'emménager dans de nouveaux locaux, continue ses efforts de vulgarisation par ses conférences, expositions ou la semaine de l'architecture, qui aura lieu en automne. Mais peut-être que le vrai débat, impartial et désintéressé, qui s'inscrive dans la durée, ne pourra s'installer qu'avec la création prévue d'un master en architecture à l'Université du Luxembourg, les professeurs indépendants, qui n'exercent pas leur profession, prenant peut-être moins d'égards à l'encontre de potentiels clients. Encore faudrait-il que les décideurs politiques et administratifs suivent.

 

 

 

josée hansen
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