Christian de Portzamparc, architecte de la future Philharmonie

De la matière qui devient filtre

d'Lëtzebuerger Land vom 10.02.2000

d'Lëtzebuerger Land : Votre architecture est empreinte de lyrisme. Est-ce un art particulier?

Christian de Portzamparc : L'architecture n'est pas un art absolu. Il serait trop simple de dire qu'il y a d'une part une architecture quadrangulaire, commerciale et de bureaux par exemple, et de l'autre une architecture sans angles droits qui serait plus libre et plus lyrique. Des bâtiments fonctionnels, utilitaires qui marchent bien, il en faut. Quant à sortir de l'architecture tramée, il faut avoir de bonnes raisons qui sont autre chose qu'un caprice. Je me souviens qu'à l'école d'architecture, je faisais des projets sans angles droits ; j'étais marqué par Le Corbusier, Niemeyer, Scharoun. Josic, qui travaillait avec Candilis - des architectes plasticiens mais qui ont réalisé des grands ensembles rigoristes - et qui était mon professeur, m'a dit un jour : « écoutez garçon, vous savez que l'architecture, ce n'est pas un art ; vous vous trompez ! ». C'était très bien de me faire repenser mon projet. Le projet suivant, j'ai fait un projet tramé. 

Mais c'est une question de tempérament personnel aussi et par la suite, j'ai réintroduit des courbes dans mes projets. Mais que ce soit l'architecture qui rompt avec l'angle droit ou celle qui conserve l'angle droit, toutes deux peuvent être porteuses de propositions. Tout programme ne demande pas des courbes, des obliques, des formes organiques, comme on disait à l'époque quand on parlait d'Aalto.

Un lyrisme instinctif ne suffit pas pour faire de l'architecture. . .

Je viens de parler de raisons éthiques et fonctionnelles. Il ne faut pas oublier qu'à l'époque où je faisais mes études, l'héritage du Mouvement moderne était plus constructif et économe que sculptural. Personnellement, j'ai très vite abordé la question urbaine et la façon dont l'urbanisme moderne l'avait traitée : de façon fort schématique certes mais courageuse, puisqu'il s'est attaqué à des problèmes considérables de grand nombre, qu'il a relogé des milliers de gens qui étaient dans des bidonvilles. C'était une réponse mais en même temps quelque chose lui avait échappé : la notion du temps. 

Un quartier de cette époque, c'est un quartier figé où il n'y a plus de place pour l'évolution. Vouloir forger le temps, c'est une idée mortifère. Or la ville, c'est quelque chose qui est en évolution perpétuelle, dans laquelle nous recyclons le passé et où nous nous tournons vers le futur. Cette dimension du temps est très importante. C'était un des grands débats des années 1970. Mais attention, je disais déjà à l'époque que c'est au sens de la compréhension des espaces urbains avec notre vie, nos moeurs, la façon de faire actuelle. Je refusais l'idée de revenir sur la ville du passé.

Et dans le cas d'une ville pour le futur, comme le Kirchberg ?

À Luxembourg, je peux exprimer mon côté personnel plasticien, l'héritage moderne et la compréhension du temps plus long de la ville. Mais si mon projet est incurvé, ce n'est pas par principe. C'est par rapport à l'inscription de l'objet central demandé, à l'environnement immédiat et au thème de la musique que j'ai pu explorer à la Cité de la musique. Ricardo Bofill, en dessinant l'urbanisme de la Place de l'Europe, a systématisé un environnement immédiat urbanisé en disant qu'il pouvait être un triangle puisque qu'il est en quelque sorte sous-jacent. C'est le « déjà là ». 

Puis m'est venu l'idée de filtre. J'ai pensé qu'il fallait sortir du paysage des immeubles de bureaux qu'il y a autour, les oublier quand on serait à l'intérieur de la Philharmonie. Cela peut être très simple : on fait un mur avec une porte, on ouvre cette porte et quand on la referme, on est dedans, on oublie tout ! Mais je ne voulais pas faire quelque chose d'opaque, ni quelque chose de transparent - un grand hall, un grand foyer tout vitré - dans lequel on n'a pas changé de lieu, où on est dehors.

C'était le lieu idéal pour faire une architecture-paysage.

Au départ, j'avais effectivement l'idée de faire un anneau forestier autour de la salle, idée qui s'est transformée dans le bâtiment lui-même, avec la façade-filtre. Quant à la salle, les professionnels de la musique préfèrent le rectangle, ce qu'ils appellent la shoe-box, que les acousticiens contemporains préconisent d'ailleurs. 

Mais ce que j'aime bien dans l'idée de la courbe, c'est de mettre l'auditeur dans une surface où l'imaginaire tourne, se promène, sans qu'on aie le sentiment de l'arrêt de l'énergie sur un coin. À la Cité de la musique, par endroits, on a l'impression que la salle est tout petite, à d'autres qu'elle est grande. Il y a un trouble de la perception qui est dû à l'ellipse et qui est très bon pour l'imaginaire. Quand on écoute de la musique, l'imaginaire doit être assez libre. 

À Luxembourg, pour retrouver cette idée, pour qu'on ne se sente pas enfermé dans une salle, j'ai fait des tours de loges autour du parterre incliné. Ces tours de loges apparaissent comme des petits bâtiments dans un ensemble, de telle sorte que l'on se sentira entre des objets et non pas à l'intérieur d'un objet. Cela fait partie de l'idée que la perception est plus ouverte et que l'imaginaire travaille plus.

Et que l'architecture a quelque chose à raconter ?

Si tout était symétrique, si c'était une croix par exemple, je pense que j'aurais eu du mal. On aborde là la question du rapport de la culture de notre époque avec des notions très anciennes, très archétypiques de la symétrie. Je serais très gêné de faire quelque chose de très axé, sauf si c'est un bâtiment hiératique. Ici, il y avait déjà le triangle dissymétrique de la place, un peu biaisé ; l'avenue est latérale. . . La position de la Philharmonie est centrale par rapport aux bâtiments qui l'entourent mais elle n'est pas péremptoire, elle est libérée. 

Et puis je me suis trouvé face au problème intéressant des deux salles qui étaient demandées au concours avec la salle de musique de chambre. Pour des raisons fonctionnelles, ç'aurait été une erreur d'imaginer que la salle de musique de chambre puisse être au-dessus ou en dessous de la grande salle. Le transport d'instruments devient très compliqué et les musiciens détestent faire passer leurs instruments par morceaux dans un monte-charge. Imaginez un immense système de percussions. On ne fait pas une répétition et la mise en place d'un plateau d'orchestre comme ça !

L'espace de la Philharmonie n'est pourtant pas si grand que ça. . .

Les deux salles se devaient d'être à un même niveau, assemblées, à peu près alignées, avec le moins d'effet de rampe possible. Ce qui est intéressant, c'est que ça a donné une qualité au projet. Au moment où j'ai compris que la salle de musique de chambre pouvait être un volume opaque, au contraire de la paroi cylindrique-filtre de l'ensemble, le rapport entre ces deux surfaces dont l'une vient épouser et partiellement masquer l'autre était que l'une relançait l'autre. Parce qu'une simple rotonde, même dissymétrique, je lui trouvais quelque chose d'univoque. Même par rapport à l'occupation du lieu central, cette dissymétrie donne un mouvement intéressant. Une véritable dimension au projet. 

Le filtre, à l'endroit de la petite salle, il est masqué. On le perçoit d'un côté, et puis de l'autre, on tourne et ce n'est plus du tout la même chose. Cela donne un événement extérieur. C'est comme ça que je me suis donné les conditions d'être dissymétrique. Cela fait partie de la perception de notre époque quant à la symétrie comme forme symbolique, qui est une forme autoritaire ou sacrée, extrêmement codée.

Cela rejoint la question du langage. Que dit votre architecture ?

Il y a beaucoup de gens qui croient que quand un architecte fait un projet, il pense avec le langage. C'est la tradition occidentale. Mais quand on a une idée, on dessine, il y a quelque chose que l'on fait apparaître qui n'est pas le résultat de quelque chose que l'on a transformé en phrase pour y réfléchir. Quand dans l'agence je parlais de l'image de filtre, de la forêt, pour l'image que j'avais dans la tête, je n'avais pas besoin de prononcer les mots « il faudrait un filtre ». . . 

De même quand la feuille de la salle de musique de chambre s'est installée, c'est venu par des manipulations de dessins, de maquettes. Le moment où on trouve les choses, c'est par un processus qui vous échappe un peu. Il y a un raisonnement qui se fait, avec de la pensée mais qui se découvre hors de la phrase parlée, hors du langage. D'ailleurs il y a des choses dont les architectes ont du mal à parler en termes de langage.

Ce serait trop réducteur ?

Cela exprime quelque chose qui est important. L'espace nous fait vivre un tas de registres qui ne passent pas dans la langue. On pourrait comparer notre rapport à l'espace et à l'habiter à notre rapport au corps. Deux personnes qui parfois n'arrivent plus à se parler arrivent quand même à communiquer parce qu'elles se touchent. Et par un geste de la main, elles arrivent à se dire des choses qu'elles n'arrivent plus à se dire par des mots. Ou bien elles vont se placer l'une à côté de l'autre dans une salle. Par ces choses, elles vont manifester un état qui ne passe pas par la langue. 

Habiter, trouver sa place dans des espaces, c'est très subtil alors que notre civilisation performancielle, fonctionnelle qui a l'habitude des critères objectifs a parfois du mal à comprendre ça. Et bien, c'est une des grandes questions de l'architecture à laquelle nous sommes tous extrêmement sensibles. Ce monde-là, il faut le faire valoir, il faut le faire exister. Je veux dire le visuel et le spatial, qui sont un grand médium de notre vie. Médium, au sens où le langage est un média : on médiatise le monde à travers le langage, l'image, l'espace, les gestes du corps. La musique, d'une autre manière, est aussi une médiatisation ; elle fait passer des sentiments. L'art est une médiatisation.

Vous pourriez transposer cette question dans la matière de l'architecture ?

C'est vrai qu'il y a la géométrie des formes architecturales dans l'espace et puis, il y a leur matière. On pourrait presque dire que la géométrie dans l'espace, elle ne construit pas du plein ; elle construit du vide, du dehors et du dedans. C'est une géométrie du vide essentiellement puisque c'est dans le vide que l'on est, que l'on habite. Après se pose la question de la matière, dont on est encore moins capable de parler en termes de langue parce qu'on est en termes de chaud et froid, de pictural, de peau, de grain, de jeu de la lumière sur ce grain, etc. 

C'est une chose assez terrible aujourd'hui. Passionnante mais difficile. Dans les époques antérieures, il y avait des matériaux types et maintenant, on a la capacité d'utiliser un tas de choses. C'est un des domaines les plus difficiles à maîtriser pour faire passer quelque chose en plus que l'on veut par rapport à la matière. Personnellement, j'aime bien changer, ne pas refaire la même chose et en même temps, on ne peut pas toujours innover. Mais dans chaque cas, je suis dans une matière qui fait partie de la ville dans laquelle je me trouve. 

Dans le cas de la Philharmonie, dans le contexte de la Place de l'Europe, c'est le jeu de la lumière-filtre qui est essentiel. Comme si on avait décomposé la matière puisqu'elle est diffractée en 827 fines colonnes. Je ne les ferais pas en noir parce que l'effet de diffraction de la lumière de l'extérieur vers l'intérieur serait perdu. Pour qu'elles diffusent, il faut qu'elles soient claires. À partir du moment où elles sont claires, c'est leur ombre et la profondeur qu'il y a entre elles qui est essentiel. Ce n'est pas une matière en soi, c'est une matière avec du vide et de la lumière. 

Christian de Portzamparc en quelques dates

naît à Casablanca en 1944

1971  château d'eau, Marne-la-Vallée

1979  ensemble d'habitation les Hautes-Formes, Paris XIIIe (avec Georgia Benamo)

1985 Café Beaubourg, Paris IVe

1988  conservatoire de musique Eric Satie, Paris VIIe

1988  école de danse de l'Opéra de Paris, Nanterre

1988  extension du musée Bourdel, Paris XVe

1991  ensemble de logements, Fukuoka (Japon)

1990-95  Cité de la musique, Paris XIXe

1995  tour du Crédit Lyonnais, Euralille

1997  lauréat du concours pour la Philharmonie, Luxembourg

 lauréat pour l'Ambassade de France, Berlin

1999  Cité judiciaire de Grasse, extension du Palais des 

 Congrès, Paris, XVIIe ; tour Louis Vuitton, New York

Christian de Portzamparc est lauréat du Pritzker Price en 1994.

Marianne Brausch
© 2023 d’Lëtzebuerger Land