Théâtre

À l’essentiel

d'Lëtzebuerger Land du 11.05.2018

Si William Shakespeare est sans aucun doute l’un des auteurs dramatiques les plus lus et joués dans le monde, certaines de ses œuvres restent encore relativement inconnues du grand public et détonnent par leur ton avec les grands classiques de l’auteur. C’est le cas de Mesure pour mesure, créée probablement au début du XVIIe siècle et qui oscille frénétiquement entre la noirceur d’un drame grec de Sophocle et quelque fourberie de Molière. En assumant ce grand écart de jeu et en utilisant le Théâtre du Centaure comme jamais. Myriam Muller en a livré une version exquise et déroutante, figurant un casting de haut vol...

Le Duc de Vienne (Jules Werner) en a assez de « devoir » se donner en représentation constante pour son peuple. Il décide donc de partir en retraite en confiant les clés de la ville et le pouvoir qui en découle au très sévère Seigneur Angelo (Valéry Planck), juge strict et semblant hermétique à toutes les tentations de la vie qui se multiplient alors sans retenue parmi les administrés. Secondé par l’homme de confiance du duc, Escalus (Louis Bonnet), Angelo met alors immédiatement à exécution sa vision ascète, voire puritaine de l’administration citadine.

Le premier à en faire les frais est le jeune Claudio (Jérôme Varanfrain), dont le seul pêché est d’avoir mis enceinte la femme qu’il aime... Par l’entremise du fantasque Lucio (Pitt Simon), la chaste sœur de Claudio, Isabelle (Claire Cahen) va tenter de plaider la cause de son frère condamné auprès de son bourreau. Alors qu’il ne devait s’agir que d’implorer la pitié du notable, les choses prennent une tournure inattendue : Angelo, qui n’a jusque-là jamais connu les passions de l’homme, s’enivre de charme pur de la jeune religieuse en devenir. Ne pouvant réprimer son désir, il lui propose un marché : la vie de son frère contre sa virginité...

Tout d’abord outrée et réticente, Isabelle va alors fomenter un plan astucieux pour berner le bougre ; et avec l’aide de personne d’autre que Marianne (Tiphanie Devezin), ancienne fiancée d’Angelo éconduite suite à la perte de sa dot, mais surtout du Duc en personne !

Ce dernier n’est en effet jamais parti en retraite : il s’est grimé en moine afin de pouvoir observer dans l’ombre les agissements d’Angelo.

S’en suivent une suite de situations qui amèneront le juge à sa perte, de manière aussi rocambolesque que tragique. Car Myriam Muller a décidé une fois de plus de ne pas faire dans la demi-mesure, et c’est tant mieux. Si la gravité de la situation est omniprésente, notamment grâce au jeu exceptionnel de Claire Cahen, impressionnante dans son intensité et de Valéry Planck, parfait dans son rôle de pervers austère et manipulateur, le fil de l’histoire est sans cesse entrecoupé d’humour potache et de situations burlesques totalement assumées et induites quasiment toutes par Pitt Simon qui incarne avec brio – une fois de plus – un Lucio lubrique, double et couard dont la tenue grotesque et les apparitions de vaudeville détendent d’un coup l’atmosphère lourde qui pèse sur le public. Trait d’union opportun entre les deux aspects de cette tragédie, le personnage du Prévôt, homme de main du régime incarné remarquablement par Denis Jousselin, incarnera tout au long de la pièce un élément stable, mélange habile de flegme, de naïveté et de loyauté...

Pour son adaptation de Shakespeare, Myriam Muller est allée à l’essentiel et s’est concentrée sur la mise en scène du texte réduit à une heure 45. Chaque recoin du petit théâtre est utilisé : s’il est courant d’y voir un(e) interprète descendre de scène ou débarquer du couloir d’entrée, il est plus rare de voir les personnages faire se déplacer le premier rang au beau milieu d’un acte pour prendre sa place ! Mais cela fonctionne très bien : le public, en plus d’être happé dans l’action grâce à la qualité du jeu, est stimulé de toutes parts sans qu’il lui soit laissé un moment de sursis. L’action est d’autant plus explosive qu’elle est tempérée ad hoc pas des passages sombres et durs qui font appel à toute l’intense subtilité de ce casting de choix, de la première seconde jusqu’au dénouement. Encore un superbe instant de théâtre au Centaure.

Fabien Rodrigues
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