Entretien avec l'architecte Dominique Perrault

La logique de la justice

d'Lëtzebuerger Land vom 25.10.2001

d'Lëtzebuerger Land : Vous travaillez au Kirchberg, sur la quatrième extension de la Cour de Justice des Communautés européennes, suivant en cela la « progression » européenne...

Dominique Perrault : Cela fait trente ans que se construit là la Cour de Justice des Communautés européennes qui abrite les plus hautes instances du pouvoir juridictionnel de l'Europe. La question du temps est donc très intéressante dans ce projet. Sur le plan purement architectural aussi, ce bâtiment aura suivi l'évolution de l'Europe : il y a eu un premier bâtiment, au début des années 1970 (1), tout en métal, de facture presque japonaise ou ce qu'on appelle aussi de l'école américaine. Avec sa volumétrie propre, une présence. 

Mais il est rapidement devenu trop petit et il a fallu faire une première extension (2), qui double, en termes de surface, le premier bâtiment. C'est un peu comme les fortifications du « château », qui viennent s'inscrire entre la rue et le socle sur lequel a été construit la Cour de Justice. L'insertion est intelligente parce qu'elle a un rapport avec la géographie et la topographie de Luxembourg qui n'est pas quelque chose d'innocent.

 

Chemin faisant, l'Europe a continué à grandir. . .

Oui. Et ce qui est impressionnant, c'est qu'un peu de cette histoire se raconte à travers l'architecture d'un bâtiment qui a évolué tous les dix ans environ (3). La Cour de Justice européenne est donc presque un bâtiment expérimental, que l'on voit trois fois se reconstruire sur lui-même et qui reflète toute l'importance que cette institution a petit à petit acquise. Aujourd'hui, on en arrive à la quatrième couche qui, en termes de dimensions, est le doublement du doublement du doublement. . . Apparaît un bâtiment entièrement «formé » en termes de morphologie, entièrement développé, avec une trace historique - l'ancien palais - et une de l'architecture fraîche - le bâtiment le long de la rue du Fort Niedergrünewald. . .

 

Mais on ne peut pas s'étaler à l'infini.

Non. Nous (4) venons conforter la présence du Palais avec un anneau qui le ceinture et nous continuons, avec deux tours de hauteur plus importante, ses « contreforts », ce que symbolisait déjà le « bastion » du Tribunal de Grande Instance à la pointe de la rue du Fort Niedergrünewald. Nous développons le système le long de la rue, à l'autre extrémité, ce qui crée un signe, aussi et non seulement sur le Plateau de Kirchberg mais à partir de la ville de Luxembourg, d'où l'on voit émerger l'instance européenne et l'architecture du Kirchberg. 

 

Au Kirchberg où une skyline est en train de se dessiner : le Bâtiment Tour qui est resté longtemps orphelin, se voit « conforter » par les deux tours de Ricardo Bofill pour la porte de la place de l'Europe. . . Vous aussi, vous intervenez sur l'urbanisme ?

La présence des deux tours permet de créer un espace urbain nouveau : l'entrée du Palais. Avec le Palais, elles dessinent un angle qui permet de créer une grande esplanade par laquelle on va accéder au coeur du système. C'est donc non seulement un signe par rapport à la silhouette de Luxembourg et du Kirchberg, mais d'entrée, fort, de l'institution. Ce qui est également important, c'est la signification des masses en termes de bâti. Les tours sont fines et élégantes, avec une certaine apesanteur ; l'anneau qui ceinture le Palais crée une sorte de disparition du bâtiment premier. Mais en même temps, sa présence historique est renforcée par une nouvelle masse. Ce qui lui confère un statut de protection de monument historique.

 

Votre vocabulaire - minimal au demeurant - renforce le statut de la Cour ?

Oui, par un péristyle au niveau du rez-de-chaussée - qui n'est donc pas « construit ». Mais bien au-dessus, au niveau de l'attique du bâtiment existant. Ce rôle incombe à l'anneau dans lequel se trouve la « constellation » des juges européens. Puis, à l'intérieur de l'ancien Palais, qui est entièrement restructuré, désossé, désamianté, on installe la salle des pas perdus, la grande salle d'audience, les salles d'audience périphériques. On a là un outil, en termes d'institution, qui a tout l'apparat de la justice communautaire.

 

C'est un travail que l'on peut qualifier de classique ?

Oui, au sens noble, élégant et cultivé. Mais à partir d'éléments purs, géométriques, disposés de manière contemporaine.

 

Une composition que d'aucuns qualifient de simpliste quant à la Bibliothèque nationale de France. . .

Non. Classique, au sens français, qui est une notion d'universalité. Ce qui veut dire en termes d'architecture, manipuler des signes ou une culture qui a une dimension universelle. Et ce n'est pas de la démagogie. La justice, la justice communautaire, c'est une justice démocratique, que l'on respecte. Comme on la respecte, l'écriture est classique, reconnaissable, identifiable.

C'est la même chose que pour la BNF, qui est la bibliothèque de la Nation, d'un pays, d'une culture d'un peuple. Ce n'est pas une bibliothèque de quartier, une bibliothèque d'une ville. Bien sûr, on peut communiquer par Internet avec la bibliothèque, avec tous les moyens de communication conviviaux, mais c'est un bâtiment qui est fier, qui a une dignité, qui n'est pas un supermarché. 

À Luxembourg, on est dans le même registre, un registre d'exception : il n'y a qu'une Cour de Justice européenne. Je crois qu'il faut le dire, l'assumer et je pense que c'est rendre hommage à chaque citoyen que les bâtiments de la justice imposent un certain respect. Cela ne veut pas dire que ce sont des bâtiments autoritaires.

 

Ce que vous exprimez par une architecture sans murs.

On peut circuler, on monte, on descend. La BNF n'est pas un bâtiment enfermé dans des murs ou dans des grilles. Ici, c'est la même chose, même si le péristyle crée un filtre. Et les deux tours, elles, n'ont pas la transparence de deux bouteilles d'eau minérale ! Les gens croient que lorsqu'on construit un bâtiment en verre, c'est nécessairement un bâtiment transparent. Ce n'est pas une règle, ce n'est pas une conséquence obligatoire. Utiliser du verre, c'est certes utiliser un matériau qui permet de faire rentrer de la lumière à l'intérieur d'un bâtiment. Mais il peut être opaque, émaillé, sérigraphié, il peut y avoir des stores, des double façades, des systèmes de coulissants à l'intérieur ou à l'extérieur.

 

Il y a un travail sur l'épaisseur. . .

On cherche à avoir cette ambiguïté ou contradiction, qui donne de la richesse à l'architecture. C'est-à-dire qu'on utilise du verre et des matériaux très lisses, industriels, avec une qualité de précision. Mais aussi une certaine rugosité. La transparence n'est pas une recherche absolue. Je dirais même : surtout pas. Il faut qu'il y ait un sentiment de matérialité. Dans les deux tours qui marquent le parvis d'entrée de la Cour, des gens vont travailler, il va y avoir une variété d'usages et donc forcément de traitements de façade. Une chose très importante, c'est que ce projet travaille sur l'idée de transformation de la réalité existante, du Palais et des extensions.

 

Cette extension-ci est donc, comme l'usage des matériaux, un travail sur l'ajout successif de couches ?

Elle s'opère par addition de bâtiments dans une composition qui respecte et qui met en valeur les bâtiments existants. Ainsi de la mise en place d'un très grand passage couvert, une colonne vertébrale qui permet de relier tous les points de l'établissement, qui crée le lien social. Il y a en fait trois actes dans ce projet. Le premier, le parvis avec l'anneau autour du Palais, crée une mise en valeur du patrimoine. Le deuxième signifie la présence de la Cour par les deux tours, aussi bien avec des visions proches que par des visions lointaines. Et le troisième, c'est de fédérer, par la mise en place de la colonne vertébrale, les 2 000 personnes qui vont travailler dans ce bâtiment. C'est un travail de logique topographie. . .

 

(1) Jean-Paul Conzemius, Francis Jamagne et Michel van der Elst, 1970

(2) Bohdan Paczowski, Paul Fritsch, Jean Herr et Gilbert Huyberecht, 1978-88

(3) Troisième extension, par les mêmes et Isabelle van Driesche, 1989-92

(4) Dominique Perrault est associé aux architectes luxembourgeois Bohdan Paczowski, Paul Fritsch et m3 architecture

 

 

 

 

Marianne Brausch
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