Jean Prouvé

Le « compas » dans l'oeil

d'Lëtzebuerger Land vom 11.10.2001

Jean Prouvé est, pour les professionnels de l'architecture et les amateurs d'art, une figure légendaire du siècle qui vient de s'achever. Ingénieur-structure exceptionnel et créateur de mobilier aujourd'hui très recherché, novateur dans la mise en oeuvre d'un matériau nouveau, l'aluminium, souvent associé à la chaleur du bois (maisons à Meudon, 1949) ou d'une rare élégance due à l'association du verre et du métal (buvette à Evian, 1957), enseignant charismatique, il a accompagné les plus grands dans les années 1920 et 30 (Mallet-Stevens, Le Corbusier, Baudouin et Lods avec lesquels il signa sa réalisation sans doute la plus connue, la Maison du Peuple de Clichy, 1937-39). Maire de sa ville natale, Nancy, au sortir de la guerre (1946-47), il répondit à l'appel d'urgence de l'abbé Pierre pour les plus démunis dans les années 1950 (maison des jours meilleurs).

À la fin des années 1970, Jean Prouvé a porté sur les fonds baptismaux le «navire» Beaubourg, première oeuvre phare de l'architecte Renzo Piano. Inventeur du mur-rideau, spécialiste de la tôle pliée, créateur des fauteuils Kangourou (125000 euros aujourd'hui), de la bibliothèque Antony (avec Charlotte Perriand, 160000 euros), ses meubles sont actuellement les plus cotés du XXe siècle. Mais lui-même ne se considéra jamais comme autre chose qu'un simple artisan au service du mieux-être.

Nicolas Prouvé, petit-fils de Jean Prouvé, ingénieur-structure - il est consultant à Luxembourg pour les verrières du Mudam et de Neumünster, la nouvelle aérogare du Findel, des hangars pour Cargolux - dirige à Paris l'agence RFR, un des plus importants bureaux en ingénierie. Son fondateur, Peter Rice, a notamment dessiné les célèbres coques de l'opéra de Sydney avec l'architecte Jorn Utzon, collaboré à de nombreuses réalisations de Norman Foster et au Centre Georges Pompidou, entre autres, avec Piano et Rogers... Dans un certain esprit de la justesse des choses, héritée déjà par Jean Prouvé de son père Victor Prouvé, un des fondateurs de l'École de Nancy. Entretien.

 

d'Lëtzebuerger Land: Si on ne présente plus Jean Prouvé aux professionnels, pour le grand public, les expositions de Nancy semblent être une occasion de le découvrir. C'est une reconnaissance tardive. Pourquoi?

 

Nicolas Prouvé: Il y a en effet un hiatus entre la «carrière» de Jean Prouvé, sa reconnaissance dans les milieux professionnels et l'intérêt tardif par le grand public. Renzo Piano ou Peter Rice ne pouvaient se passer de ses qualités professionnelles, humaines, de son intelligence et de sa réflexion. Mais mon grand-père n'a jamais été intéressé par le succès facile. Il n'a jamais eu l'idée de «faire carrière» dans ce sens, d'être une star. Lui, ce qui lui importait, c'était le boulot bien fait.

 

Une qualité héritée de son propre père Victor Prouvé. C'est, dirait-on, une constante dans votre famille...

 

Si mon grand-père a été l'héritier des idées et des idéaux de Victor Prouvé et de ses amis de l'École de Nancy, il n'a jamais rien imposé à ses enfants et petits-enfants, et l'époque à laquelle il a commencé à travailler était différente. Les problèmes qu'il s'est posés étaient donc différents. Je dirais plutôt qu'il a hérité d'un état d'esprit, d'une certaine manière de travailler la matière, d'utiliser et de mettre en oeuvre les matériaux. C'est dans ce domaine-là qu'il a vraiment été un novateur et c'est cela qu'il a transmis.

 

L'époque n'était plus à l'artisanat mais à l'industrie, ou à «l'esprit industriel»...

 

C'est ça. Si Jean Prouvé a fait ses débuts sous le signe de l'artisanat de l'École de Nancy - dont on connaît d'ailleurs plus le côté esthétique que l'esprit réformateur - quand il a commencé à travailler pour Mallet-Stevens, l'air du temps était «industriel». S'il a commencé par réaliser des pièces uniques, des grilles, des portes, des lampes, des rampes - il était ferronnier - ce qui l'intéressait, c'était la fabrication en série, l'usinage.

 

Jean Prouvé a d'ailleurs été un «patron d'usine», non?

 

Oui. Il a créé et longtemps dirigé son usine de Maxéville près de Nancy. Mais là aussi, il y a deux aspect primordiaux, «fondateurs» : ce qui l'intéressait dans l'usine, c'était de concevoir, de fabriquer. Et puis il y avait l'esprit de l'usine. Les ouvriers participaient aux bénéfices. C'était très moderne.

 

Qui a été cassé quand Jean Prouvé a dû s'associer au groupe industriel L'Aluminum français.

 

Il a dû s'associer pour continuer à financer l'usine de Maxéville. C'est là qu'il a perdu le contrôle parce qu'on lui a imposé des gestionnaires et il a été obligé d'aller travailler comme ingénieur-conseil à Paris. Paradoxalement, ce qui a donc tout cassé, cela s'est passé au moment où il a voulu faire de la fabrication en plus grandes séries...

 

Ce qui n'a pas «cassé» Jean Prouvé.

 

Non, puisqu'il a commencé à enseigner plutôt sur le tard à l'École des Arts et Métiers. Mais il ne parlait pas vraiment de ses problèmes. Nous, on le voyait à Nancy, le week-end, quand il venait passer deux jours en famille, il adorait ça.

 

Il vous a quand même certainement influencé?

 

Il a commencé à me parler de son travail tout à fait à la fin, quand j'ai moi-même décidé de me diriger vers l'ingénierie. Il avait 83 ans. Je me souviens qu'il m'avait parlé d'un projet sur l'autoroute du Sud. C'était vraiment au dernier moment et c'est dommage. J'allais commencer un stage chez Piano en juin et il est mort cette année-là... On commençait à avoir des choses à se raconter.

 

Sans Jean Prouvé, on sait que Renzo Piano et Richard Rogers n'auraient sans doute pas pu construire le Centre Pompidou...

 

Mon grand-père a tout de suite compris les qualités des grands plateaux et de la structure rejetée en façade. C'est vrai qu'en tant que président du jury, il disposait d'un double vote et qu'il a mis tout son poids dans la balance.

 

Ça vous fait quoi quand vous voyez du Jean Prouvé?

 

Il y a le côté icône de «l'homme qui a fait des choses en tôle pliée». On l'a complètement mis dans ce rôle-là. Mais je ne pense pas du tout que si Jean Prouvé construisait en 2001, il ferait des tôles pliées. C'était l'industrie du moment, c'était parce qu'elle se mettait en place à ce moment-là que ça lui a permis de faire ces choses-là. Aujourd'hui, il ferait d'autres choses avec d'autres techniques. Alors je trouve que c'est dommage de le cantonner à une expression aussi précise. Mais c'est vrai que je suis ému par ce que j'ai pu voir dans les expositions de Nancy : c'est très beau et trente ans après, cela reste des solutions vraiment bien, très claires. Comme la station Total exposée au parc de la Pépinière.

 

Vous aimez l'extension du Casino à Luxembourg, «l'Aquarium»?

 

Oui, pourquoi?

 

À cause de cet aspect provisoire, un peu urgence...

 

C'est justement ce côté juste, épuré... Mais c'est certain qu'il y a vieillissement des matériaux, qu'il faut aujourd'hui peut-être plus entretenir les réalisations de mon grand-père. À l'époque, on connaissait moins les traitements de surface qu'aujourd'hui.

 

Jean Prouvé n'a jamais tiré profit de ses propres créations. Cela vous chagrine?

 

Vous voulez parler de la cote astronomique qu'atteignent ses meubles… Personnellement, je ne les ai jamais connus autrement que pour leurs qualités de confort, fonctionnelles, de la mise en oeuvre et que l'on soit bien dedans. Il y en avait effectivement dans la maison de mes grands-parents, qu'il avait construite sur les coteaux de Nancy et qu'entretient aujourd'hui la Ville de Nancy qui y loge des artistes en séjour.

 

Aujourd'hui, la société Vitra va rééditer la table Compas en grande série...

 

C'était son but. Mais ce qui lui importait fondamentalement, c'était que ce soient des meubles à vivre. Il a rencontré des architectes qui lui ont passé des commandes, ou la Cité universitaire... ce sont donc en quelque sorte des prototypes pour grande série, pas des modèles de luxe. Pour lui, il ne fallait pas que les accoudoirs soient en métal froid, il fallait que ce soit souple, en cuir ou en tissu pour pas qu'on se blesse. L'armature elle, était en métal, ça oui. Mais par souci d'économie!

 

Votre grand-père adorait la 2 CV...

 

Absolument. C'était un fou de voitures. Il adorait le côté inventif de l'industrie automobile, sa précision parfaite. Lui, il faisait ses meubles comme on concevait à l'époque une belle voiture. Chaque objet correspondait à la fonction à laquelle on le destinait. Il n'y avait pas de côté gratuit, pas de décorum. C'est ça, l'esprit de son travail.

 

Expositions Jean Prouvé 1901-1984, Musée des Beaux-Arts de Nancy, 3, Place Stanislas, de 10 à 18 heures; Jean Prouvé dans ses meubles, Galeries Poirel, 3 rue Victor Poirel,de 10 à 18 heures; , parc de la Pépinière de Nancy, de 6 heures 30 à 22 heures, jusqu'au 15 octobre. Voir aussi d'Land 30/01

Jean Prouvé constructeur, 1901-1984,

éd. RMN, 186 pages, 240 FF (catalogue des expositions) 

 

 

 

 

Marianne Brausch
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