Entretien avec l'architecte Dominique Perrault

Le contexte selon Dominique Perrault

d'Lëtzebuerger Land vom 05.06.2003

d'Lëtzebuerger Land: Comment concevez-vous votre travail?

Dominique Perrault:Je pense que le mot le plus juste peut-être, c'est de dire qu'il s'agit d'un process au sens anglais du terme. Ce n'est pas un processus codifié uniquement par le contexte, comme entre deux maisons ou sur une grande avenue, ou confronté à une histoire particulière d'un lieu, dans une capitale, à la campagne, au bord de la mer. C'est un ensemble de recherches par rapport à une situation. 

Bien sûr, le contexte physique, cela compte mais ce n'est pas suffisant. Tout commence par une attitude par rapport au contexte au sens large. C'est aussi le client, la nature du client ­ si c'est un grand client public, une grande ville, un client privé, un collectionneur, un industriel. Cela en fait partie comme également l'économie. Ce n'est pas d'ailleurs parce qu'on a beaucoup d'argent que l'on va faire quelque chose d'extraordinaire ou parce que l'on en a peu que l'on ne va ne rien pouvoir faire. Je parle de l'argent pris dans le sens de la réalisation d'un projet, soit aussi dans un temps imparti. Car la notion du temps intervient beaucoup.

 

Par exemple?

Un projet comme celui de la Cour de Justice1, c'est un projet qui se déroule sur dix ou douze ans, dont sept de conception, cinq de réalisation... On ne peut pas comparer ce temps long, lié à un grand projet, avec un temps beaucoup plus court comme quand on construit des petits supermarchés en Autriche2. Une commande de ce type, un an plus tard, elle est inaugurée. Et entre temps, il y a eu les études, les discussions et évidemment, la construction.

 

L'économie du projet définit donc surtout l'acte de construire?

Le contexte d'un projet, pour moi, c'est tout. C'est un ensemble d'informations qui sont dures et froides comme l'économie, le temps, la technique, et puis beaucoup plus sensibles comme la géographie du lieu, l'histoire, la nature au sens de l'environnement. C'est un ensemble assez hybride de données objectives et subjectives. L'attitude par rapport à ce contexte va faire émerger de manière assez rapide un premier concept. Ce concept, je ne le considère pas comme une référence définitive, comme dans la logique École des beaux-arts : l'architecte arrive, il a une vision qui doit se réaliser.

 

Ce n'est pas une attitude surannée?

Beaucoup d'architectes travaillent encore dans cette idée qu'ils ont la réponse a priori. Mon travail est plus «scientifique», au sens où mon premier concept est une hypothèse de travail. Ensuite, je développe cette hypothèse dans un dialogue avec le client, nourri par des maquettes, des images informatique, des approches visuelles et aussi des matériaux. Parce que l'architecture, à terme, c'est quelque chose d'exclusivement physique. Ceux qui vont vivre l'architecture vont la vivre ainsi et pas intellectuellement. Ce qu'a pensé l'architecte ne les intéresse pas mais les émotions, les sentiments, les sensations qu'ils vont avoir dans cette architecture, oui.

 

Qu'en est-il de l'économie de pensée et de formalisation qui semble caractériser votre architecture?

L'économie du projet, c'est bien sûr aussi une économie de pensée. Mais pas pour en faire moins. C'est un mode de pensée pour faire mieux.

 

Vous en faites beaucoup moins, appelons ça au niveau de l'expression, que d'autres...

Je pense que le moins, c'est le mieux. C'est-à-dire que lorsqu'on arrive à trouver une réponse qui est la plus concise possible, cette réponse a une densité et une qualité qui fait qu'elle a une identité : on peut la comprendre au premier regard et on peut l'utiliser comme quelque chose qui est simple.

 

Avec quand même des réponses formelles!

Bien sûr! Ce sont des formes en général assez pures ­ bien que tout cela évolue avec notre utilisation des tissus métalliques qui rendent la chose plus complexe, plus «habillée ». Mais l'idée que je trouve la plus passionnante, c'est la déformation des formes simples par un usage complexe. Lorsqu'on a un bâtiment tout en verre et que l'on peut voir depuis l'extérieur, à l'intérieur de ce bâtiment, l'usage des fonctions. Comme pour l'hôtel industriel Berlier à Paris3. Le verre de la façade est transparent, oui mais les brise-soleil sont devenus des étagères. C'est cet usage des fonctions, totalement imprévisible, qui a créé l'animation, la vie de la façade. 

 

L'idée de la transparence absolue du verre est donc manichéenne?

Tout dépend de ce que l'on veut créer comme environnement, comme sentiment de l'espace. Pour moi, ce qui est intéressant avec le verre, c'est qu'on peut construire des murs qui ne séparent pas. Ou qui ne génèrent pas le même sentiment de séparation que lorsque l'on construit des murs en béton où celui qui est dedans est dedans et celui qui est dehors est dehors. Il n'y a pas là cette relation contemporaine avec l'environnement, de l'intérieur vers l'extérieur et vice versa. Mais la matière reste quelque chose d'éminemment important, puisqu'elle renvoie la lumière ou elle la filtre ou la lumière l'éclaire.

 

Ce que vous avez continué à expérimenter, de manière territoriale, partant de l'hôtel industriel Berlier. À cinq cents mètres de là, vous avez réalisé un grand projet4. Comment avez-vous travaillé à cette échelle?

L'hôtel industriel est un bloc de verre très stable, presque immobile, au milieu de noeuds de circulation très denses, automobiles et ferroviaires. Et outre, ce que je viens de dire de l'usage intérieur, ses utilisateurs sont dans une espèce de grand spectacle permanent offert par le mouvement de la ville. La BNF elle, c'est un peu une anomalie dans la stratégie des grands projets de François Mitterrand, puisque tous les grands projets du président sont connectés, implantés par rapport à un contexte historique très présent. La bibliothèque, elle, se trouvait nulle part. Il n'y avait qu'un immense faisceau de voies ferrées, quelques bâtiments industriels désaffectés. 

L'idée, c'était de faire un acte fondateur qui au-delà de lui-même, allait permettre le développement d'un grand quartier à Paris. Mais en même temps, c'est un projet qui travaille sur le concept de la disparition : la bibliothèque, c'est à peu près trois fois en volume le Centre Georges Pompidou, soit une espèce de monstre très encombrant. D'où l'idée de faire disparaître la construction et de laisser un vide qui est la grande esplanade publique marquée par les quatre tours d'angle. 

Mais la disparition, ce n'est pas qu'une question visuelle, c'est aussi un acte physique et politique. La BNF, c'est le premier grand monument public parisien qui n'est pas entouré de murs, de grilles. Tout citoyen, tout visiteur peut traverser son esplanade. C'est un espace de la ville qui est ouvert jour et nuit.

 

Ce que vous avez encore amplifié dans le projet de la piscine et du vélodrome olympiques de Berlin.

À Berlin5, l'architecture disparaît complètement au profit de la construction d'un paysage. D'un point de vue idéologique, c'est une réponse architecturale à celle de Albert Speer, autoritaire, utilisée dans le cadre des jeux olympiques de 1936. C'est un de ses aspects. Mais on peut aussi faire disparaître l'architecture dans la ville non pas pour qu'elle s'efface mais pour qu'elle soit beaucoup plus incrustée dans le tissu urbain. Le projet d'hôtel de ville pour Innsbruck6, c'est une démonstration sur la disparition du bâtiment public au profit d'un ensemble urbain tissé par des passages publics. Là, elle s'opère plus par une sorte de dissolution du bâtiment lui-même.

 

Ce qui recrée une qualité publique dans la ville où le nombre de signes en tout genre et les mauvaises écritures architecturales sont absolument hallucinants...

J'essaie de donner à l'architecture publique une qualité de présence supportable et symbolique! Dans le cas de la Cour de Justice au Kirchberg, nous sommes dans un processus qui est la revalorisation d'une cité administrative en palais de justice. L'Europe se construisant et marquant de plus en plus sa définition territoriale a besoin que ses institutions premières et principales soient lisibles. C'est aussi un travail de construction et de reconstruction au travers des espaces publics. Qui permettent au citadin et au citoyen de s'identifier et de développer les marques de son passage, donc, de créer son histoire. C'est la création d'une géographie, qui est à l'origine de la marque de l'histoire et non l'inverse.

 

Dominique Perrault était le premier orateur le 6 mai dernier d'un cycle de conférences initié par l'Ambassade de France. Elles se tiendront, sur deux ans, au siège d'Arcelor à Luxembourg. Les architectes invités sont les auteurs des grands projets actuellement en cours de réalisation au Kirchberg.

 

1 La Cour de justice des communautés européennes à Luxembourg sera terminée en 2006. Voir à ce sujet: Marianne Brausch et Gaëlle Lauriot-Prévost: La grande extension de la Cour de justice des Communautés européennes. Dominique Perreault - élaboration d'un projet ; avec des photos de Georges Fessy, éditions du Fonds d'urbanisation et d'aménagement du Kirchberg, 2002 ; 127 pages, 21 euros ; ISBN : 2-9599958-1-3 ainsi que notre premier entretien avec Dominique Perrault, toujours online dans le dossier Architecture de www.land.lu.

 

2Supermarchés à Wattens, 2000 et 2003, Zirl, 2003

3 Hôtel industriel Berlier, Paris, XIIIe arr., 1990

4 Bibliothèque François Mitterrand (BNF), Quartier Seine Rive-Gauche, Paris, XIIIe arr., 1995 

5Piscine et vélodrome olympique, Landsbergallee, Friedrichhain, Berlin, 1997 et 1999

6 Hôtel de Ville d'Innsbruck, 2002

 

 

 

 

Marianne Brausch
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