Alors que le Groupe de travail post-accidentel élabore des scénarios pour une vie dans un Luxembourg contaminé, le gouvernement songe à créer une responsabilité civile nucléaire

La fin du monde et les années d’après

d'Lëtzebuerger Land vom 11.08.2017

Rationalisation bureaucratique Début 2016, un « groupe de travail post-accidentel » a été formé pour imaginer la (sur)vie dans un Luxembourg partiellement irradié. Il s’agit d’un exercice de rationalisation bureaucratique de l’impensable : Quel impact à moyen et à long terme un accident à Cattenom aura-t-il sur la santé physique et psychique des résidents, mais aussi sur l’écologie et l’agriculture, l’économie et les infrastructures, l’ordre public et le marché immobilier ? Une poignée de fonctionnaires du Haut-commissariat pour la protection nationale (ministère d’État), de la Division de la radioprotection (ministère de la Santé) et de l’Administration des services de secours (ministère de l’Intérieur) sont priés de chercher des réponses et d’élaborer des recommandations. Au fil des prochaines années (seulement une demi-douzaine de réunions se sont tenues jusqu’ici), des médecins, physiciens, agriculteurs, banquiers et assureurs devraient être associés à ces travaux. Patiemment, un titanique inventaire post-accidentel devrait ainsi être assemblé.

Les fonctionnaires luxembourgeois ne vont pas réinventer la roue : ils suivront largement la méthodologie et les problématiques élaborées par leurs collègues français du « Comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle d’un accident nucléaire ou d’une situation d’urgence radiologique » (Codirpa). Créé en 2005 et coordonné par l’Autorité de sûreté nucléaire, ce comité réunit 130 experts répartis en neuf groupes de travail qui ont été intitulés : « vie dans les territoires ruraux contaminés », « suivi sanitaire des populations », « indemnisations » ou encore « gestion des déchets ». Leurs travaux auront duré sept ans et débouché sur quinze rapports finaux ; quelque 2 000 pages d’analyses et de recommandations.

Au Luxembourg, le Plan d’intervention d’urgence, présenté en 2014, établit un plan pour les premières heures et jours suivant l’accident. Mais la temporalité diffuse qu’est « l’après-accident » n’a jusqu’ici pas été pensée. Il aura fallu trente ans entre le premier Plan particulier d’intervention (1986) et l’institutionnalisation d’un groupe de travail qui analyse ce qui pourrait arriver dans les mois et années suivant un scénario-catastrophe. Comme si le voisinage immédiat de quatre réacteurs comptant parmi les plus vétustes d’Europe était une réalité tellement terrifiante que la seule réaction était de la refouler.

En parcourant les centaines de pages pondues par le Codirpa, on se retrouve face à des problématiques auxquelles on n’aurait a priori pas songé. Que faire par exemple des animaux de compagnie (la France compte dix millions de chats et 8,5 millions de chiens) ? En septembre 1939, les propriétaires londoniens d’animaux de compagnie firent euthanasier volontairement quelque 400 000 chiens et chats en moins de quatre jours. Ils avaient cru la campagne aérienne imminente, bien qu’elle n’allât commencer que sept mois plus tard. Estimant qu’« une séparation liée à l’incertitude sur le sort de l’animal est très perturbatrice pour les propriétaires », le Codirpa propose d’embarquer chiens et chats, tout en concédant que l’hébergement de ces animaux sera « compliqué ».

Le 4e démembrement Le jour X, tout dépendra du vent, et celui-ci souffle généralement du sud-ouest, direction Luxembourg. Selon certaines simulations, durant vingt jours de l’année les conditions météorologiques seraient même telles que la majeure partie du Grand-Duché serait touchée par le nuage. Le Plan particulier d’intervention de 1986 prévoyait des mesures de protection sur un rayon de 25 kilomètres à partir du site de Cattenom. Cette « première zone » englobait la Ville de Luxembourg et s’arrêtait juste devant Walferdange, Bridel, Mamer et Bascharage. Le Plan d’intervention d’urgence (PIU) de 2014 parle, lui, d’une « zone de planification primaire », subdivisée en deux sous-ensembles géographiques : le premier dans un rayon de quinze kilomètres et le second dans un rayon de 25 kilomètres à partir de la centrale. Pour cette première région, une « évacuation » peut être envisagée. Le PIU note : « Au cas où une évacuation est organisée dans la zone primaire, l’accès à celle-ci est interdit à l’ensemble de la population. »

En additionnant les habitants vivant dans un rayon de quinze kilomètres de la centrale (c’est-à-dire dans les communes de Dudelange, Bettembourg, Kayl, Roeser, Rumelange, Mondorf, Schengen, Frisange, Dalheim et Weiler-la-Tour), on arrive à 63 268 réfugiés potentiels. Ils devront trouver asile dans la « zone de planification secondaire ». Des centres d’accueil seront aménagés à Ettelbruck, Redange, Echternach et au Kirchberg. Dans le plan de 1986, les « régions d’hébergement » étaient situées bien plus au nord, dans les hôtels, écoles et hôpitaux des cantons de Diekirch, Vianden, Wiltz et Clervaux.

Les experts français du Codirpa s’interrogent sur un tel « éloignement des populations » (un terme qu’ils préfèrent à ceux d’« évacuation », de « fuite » ou d’« exode ») : Les territoires à évacuer devront-ils être interdits d’accès aux résidents ? Ou ceux-ci seront-ils libres de suivre ou non les recommandations des pouvoirs publics ? Le PIU luxembourgeois définit un « périmètre post-accidentel » : dans la « zone de protection de population » une évacuation « différée » pourra être ordonnée, y lit-on sans plus de précisions.

156 000 personnes avaient fui la préfecture de Fukushima en 2011. Seulement une minorité, pour la plupart les vieux et les pauvres, est retournée vivre dans les villes et villages. Les jeunes familles et les classes moyennes ont refait leur vie ailleurs. À l’inverse de l’Ukraine, les autorités japonaises ont lancé une politique de reconquête des territoires : Les rues, bâtiments et aires de jeu ont été décontaminés au karcher par 18 000 ouvriers. Pour une maison, ceci représente un chantier mobilisant sept personnes durant 21 jours. Les forêts environnantes resteront par contre contaminées, à moins d’abattre tous les arbres.

Tchernobyl-sur-Moselle Au moment même où le Luxembourg aura besoin de toutes les ressources disponibles, sa substance économique s’écroulera. Un territoire partiellement irradié mettra le Luxembourg devant des défis économiques quasi insurmontables. Les avenues et bureaux du Kirchberg et de la Cloche d’Or seront déserts. Car comment d’acheminer quotidiennement 89 000 frontaliers français vers la capitale, alors que les voies ferroviaires et l’A31 passent à quelques kilomètres de la centrale sinistrée. Quant aux expats travaillant pour les banques et groupes internationaux, ils seront probablement évacués illico par leurs maisons-mères – comme cela avait été le cas en mars 2011 à Tokyo, alors même que la capitale nippone se situe à 240 kilomètres de distance de Fukushima. Le secteur agraire sera aux abois. Car vers où exporter le Rivaner et Crémant « Appellation d’origine protégée – Moselle luxembourgeoise » et le lait estampillé Luxlait, une fois les noms du pays et du fleuve associés à la contamination radioactive ?

La diaspora luxembourgeoise, qui naîtrait d’un désastre nucléaire, serait un peuple sans terre… mais hautement endetté. La BCEE, Bil, BGL, Raiffeisen et l’ING (qui, ensemble, détiennent 90 pour cent des crédits immobiliers résidentiels) seront confrontés à des milliards d’euros de prêts immobiliers devenus, du jour au lendemain, toxiques. L’État luxembourgeois, qui est actionnaire de quatre de ces cinq banques, devra donc éponger les dettes. Or plusieurs décennies après la « restructuration sidérurgique », les habitants du Centre et du Nord referont-ils preuve de « solidarité nationale » vis-à-vis des nouveaux parias du Sud ? À la réunion annuelle du Codirpa de juin 2016, un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur français faisait un débriefing de ses séjours au Japon : « Les catastrophes naturelles ressoudent et renforcent la société. A contrario, sur l’impact nucléaire, c’est un peu le contraire », expliquait-il. Puis d’évoquer « des gens qui ont été déplacés, qui n’ont pas été acceptés et qui ont été considérés comme des pestiférés ».

Ce qui pourrait contribuer à cimenter la solidarité, c’est que, contre un accident nucléaire, il n’y a pas de protection privatisée. Car, comme pour les effets de l’amiante et les dommages de guerre, le risque nucléaire est expressément exclu des contrats d’assurance vendus au Luxembourg. (D’après les compagnies d’assurance contactées, il n’y aurait pas de demande pour ce produit.) D’abord, parce qu’aucune compagnie de réassurance n’accepte d’endosser un tel risque. Ensuite, parce que le principe de mutualisation ne fonctionne que pour des sinistres relativement localisés. Un accident nucléaire touchant une grande partie du territoire conduirait fatalement à la faillite des sociétés d’assurance luxembourgeoises. Le premier millier de clients pourrait éventuellement encore être remboursé, puis tout le système s’effondrerait.

1,5 milliard d’euros en dédommagements Depuis 1960, la responsabilité civile nucléaire est réglée au niveau multilatéral. La Convention de Paris établit la responsabilité exclusive et « objective » de l’exploitant de l’installation nucléaire, c’est-à-dire que les victimes n’en auront pas à établir la faute ou la négligence avant de toucher leurs dédommagements. Signée en 2004, mais non encore ratifiée, la version révisée de la Convention de Paris augmentera les montants. Elle introduit un système par tranches : 700 millions pour l’exploitant nucléaire, 500 millions pour l’État et 300 millions d’euros financés par l’ensemble des États signataires. Alors que certains pays comme l’Allemagne et la Suisse ne limitent pas les dommages-intérêts, la France peut ainsi les plafonner à 1,5 milliard d’euros.

Comme le note le groupe de travail « indemnisation » du Codirpa : « Contrairement au cas d’autres accidents de grande ampleur, les victimes n’auront ni le choix de refuser ce qui leur est proposé, ni la possibilité de demander à l’exploitant la réparation intégrale de leur préjudice sur le terrain du droit commun. » En plus, ce sera le pays où se trouve le réacteur qui aura la compétence juridique exclusive et unique. La victime luxembourgeoise devra donc se payer les services d’un avocat français et plaider sa cause devant le Tribunal de grande instance de Paris.

Aux yeux du ministère de l’Environnement, la Convention de Paris constitue un des privilèges injustifiés qui ont été accordés à l’industrie nucléaire et qui protègent moins les victimes que les exploitants. Comme d’autres États sans installation nucléaire sur leur territoire (dont l’Autriche et Irlande), le Luxembourg n’a pas ratifié le protocole. Pour les victimes luxembourgeoises, le droit commun continue donc à s’appliquer en matière d’accident nucléaire. Avec comme inconvénient que le résident lésé aura à prouver un lien de responsabilité entre EDF et le dommage subi. Mais, il aura l’avantage que les compensations qu’il pourra réclamer ne seront pas d’office limitées. (En théorie du moins, car que se passera-t-il lorsque l’exploitant entre en faillite ?)

Dans leur réponse à une question parlementaire posée par les députés verts Josée Lorsché et Henri
Kox, les ministres de l’Environnement, Carole Dieschbourg (Déi Gréng), et de la Santé, Lydia Mutsch (LSAP), évoquent une des raisons principales de leur refus de ratifier la Convention de Paris de 2004 : les indemnités prévues ne couvriront « qu’une fraction minime des demandes de réparation ». Les coûts de la décontamination sont en effet estimés à 160,5 milliards à Fukushima et à 200 milliards d’euros à Tchernobyl. Les coûts occasionnés par une méga-
catastrophe sur sol européen ont été évalués à une « minimale Spannweite » de 100 à 430 milliards d’euros. C’est du moins le chiffre qu’avance le Forum ökologisch-soziale Marktwirtschaft dans une étude commanditée par Greenpeace et publiée en mai 2017. On y lit : « Die zu erwartenden Kosten eines nuklearen Unfalles (dreistelliger Milliardenbereich) sind um ein vielfaches höher als die Haftungs- und Deckungsvorsorge europäischer Nachbarstaaten (dreistelliger Millionenbereich). »

Contre-attaque Le ministère de l’Environnement, en concertation avec le ministère de la Justice, « analyse l’opportunité » d’introduire dans le droit luxembourgeois un régime spécifique : celui de la « responsabilité civile nucléaire ». Les travaux avanceraient bien et un premier avant-projet de loi pourrait être soumis au conseil de gouvernement à la rentrée. Dans une dizaine d’articles, ce texte inscrirait la « responsabilité objective » des exploitants dans le droit luxembourgeois, et ceci sans limitation des indemnités payables.

En faisant sauter les plafonds des dédommagements fixés par les accords internationaux, la loi luxembourgeoise est censée forcer EDF à intégrer les frais cachés du nucléaire dans ses calculs comptables et à augmenter ses réserves. L’avant-projet de loi participe à une nouvelle stratégie qui était apparue avec le recours conjoint de l’Autriche et du Grand-Duché contre la décision de la Commission européenne d’autoriser le projet nucléaire anglo-chinois Hinkley Point C. Plutôt que par des appels moraux, le gouvernement veut combattre le nucléaire avec des armes économiques et juridiques, pour ainsi faire apparaître le véritable prix du nucléaire. Ce qui pourrait rendre nerveux les exploitants nucléaires. Car EDF est affaibli : en novembre 2015, l’État français a annoncé la non-perception du dividende (environ deux milliards d’euros par an) jusqu’en 2018. Un mois plus tard, suite à l’érosion de sa capitalisation boursière, EDF quitte le prestigieux CAC 40. En 2016, Moody’s et S&P abaissent leur note de long terme. Dans son livre Transition énergétique (2017), l’eurodéputé vert Claude Turmes parle d’un « cercle vicieux » : « Plus EDF s’endette, plus ses notes diminuent ; plus l’entreprise accède à des conditions de crédit difficiles, plus elle s’endette. »

Or une loi luxembourgeoise sur la responsabilité civile nucléaire sera-t-elle un jour opposable à EDF ? Le ministère de l’Environnement vient de commandité une note de consultation sur la question à un cabinet bruxellois spécialisé dans le droit de l’environnement. Dans leurs conclusions, remises en avril 2017, les juristes écrivent : « Les victimes luxembourgeoises pourraient introduire une action en indemnisation à l’encontre des exploitants des centrales nucléaires françaises et belges devant un juge luxembourgeois appliquant le droit national en matière de responsabilité civile nucléaire ». Une victime pourra donc plaider contre un exploitant nucléaire devant un juge luxembourgeois, dont la décision devrait en principe être exécutée en France. À voir comment l’huissier de justice, venu encaisser quelques dizaines de milliards d’euros, sera reçu au siège d’EDF, avenue de Wagram…

Bernard Thomas
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