Visites d’atelier (2)

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d'Lëtzebuerger Land vom 11.08.2017

Aux Rotondes se tient, jusqu’au 27 août, la Triennale jeune création, manifestation pluridisciplinaire dédiée aux artistes de la Grande Région. La thématique choisie par la curatrice Anouk Wies – Jet Lag / Out of Sync – a placé cette quatrième édition sous le signe des migrations et des dérèglements sensoriels. L’occasion opportune de rencontrer Marina Smorodinova, 29 ans, qui expose cet été quatre photographies sonores issues de la série Listen to the world (2012-2017). Un sac de randonneuse sur le dos, la jeune femme arrive à la terrasse d’un café pour évoquer son parcours et son travail artistique.

Née en 1988, en pleine perestroïka, Marina a grandi sur les cendres de l’Union soviétique. Sa mère travaille dans le social, son père dirige une micro-entreprise dans le secteur des produits chimiques. En ces temps incertains, de nouvelles générations entrevoient un horizon qui ne sera pas communiste. À l’école, où l’on entre à l’âge de sept ans en Russie, la jeune fille veut s’essayer à tout : la danse, la musique, le dessin... Après des débuts capricieux dans le domaine des arts plastiques, elle opte pour la musique, qu’elle pratique jusqu’à l’âge de douze ans, avant de se réconcilier avec le dessin cinq années plus tard, au moment d’intégrer la faculté de philosophie de Saint-Pétersbourg, au département « Gestion des conflits ». Elle passe ses journées à étudier le langage et les sciences humaines (sociologie, anthropologie) et suit, le soir venu, des cours d’arts plastiques à la faculté de la ville. Mais l’enseignement dispensé par son professeur ne lui convient pas – « trop traditionnel, trop constructiviste », dit-elle malicieusement. Elle décide de compléter sa formation en se rendant à l’étranger, armée d’un passeport culturel. Direction la France, où elle vient de réussir le concours d’entrée de l’École supérieure des arts de Lorraine (Metz). Au cours de ces cinq années d’apprentissage, Marina s’initie à la photographie argentique puis entreprend, dès 2012, la réalisation de Listen to the world, un ensemble réunissant treize portraits d’hommes et de femmes expatriés en Europe et en Russie. Le concept est simple : une personne, une ville, un portrait.

L’intérêt de cette série vaut tout d’abord pour la relation que l’artiste a nouée en amont avec les sujets photographiés. Ce sont parfois de lointaines connaissances, le plus souvent des inconnus rencontrés au hasard par le biais de sites d’hébergement chez l’habitant. Dans un dépaysement permanent autrefois cultivé par les surréalistes, Marina va en terra incognita, aux quatre coins de l’Europe, à la recherche d’un habitant qui lui ferait découvrir la ville dans laquelle il réside depuis peu de temps. L’échange se poursuit au cours d’une immersion urbaine, escapade à l’issue de laquelle Marina demande à son hôte de s’arrêter, les yeux fermés, pour « écouter le monde dans lequel il vit ». L’expérience, inspirée de l’art sonore, vise à modifier la perception de l’espace, admet la possibilité d’habiter autrement le monde. C’est à cet instant, lorsque les visages se rendent disponibles à leur environnement, que la jeune femme déclenche la prise de vue. On songe, en voyant les poses hiératiques adoptées par ses modèles, aux adolescents portraiturés par Rineke Dijkstra sur le rivage. Est également citée Dorothée Smith, dont le travail l’a incitée à refroidir les couleurs pour recréer la lumière blanche, si caractéristique des pays nordiques, qui nimbait son enfance à Saint-Pétersbourg.

Les quatre photographies sélectionnées pour la Triennale ont été prises respectivement dans les rues de Luxembourg, de Flensbourg, de Hambourg et de Berlin. Le temps est dorénavant suspendu aux méditations d’Eric, de Cecilia, de Viktoria ou de Nick (cf. photo). Leurs visages recueillis, soustraits à la rumeur du monde, se détachent des paysages architecturaux logés dans les arrière-plans évanescents. Ces portraits de jeunes adultes prennent place dans un dispositif audio-visuel (des sons d’ambiance urbaine se mêlent à des voix) qui entre en résonance avec les travaux actuels de Marina, centrés ces dernières années sur la pratique vidéo et les collaborations musicales. Que ce soit sous la forme traditionnelle du film, ou par le biais de triptyque et d’installations vidéo, elle opte à chaque fois pour une approche poétique du réel, convoquant tout aussi bien le cinéma des premiers temps que les films de Michelangelo Antonioni, dont les personnages sont confrontés à un environnement moderne qui leur est étranger (Il deserto rosso, 1964). Elle admire également la construction ouverte de ses récits (L’Avventura, 1960), qui laisse libre cours aux multiples interprétations du spectateur. Aucun artiste soviétique ou russe, en revanche, ne semble avoir influencé ses créations. Après un temps de réflexion, elle murmure tout de même le nom d’Andreï Zviaguintsev, l’auteur du Retour (2003) et de Leviathan (2014), deux films primés par les plus importants festivals européens. Le court-métrage qu’elle a réalisé, À la lumière de ce qui précède, partage certaines affinités stylistiques avec le cinéaste : même propension à la contemplation et aux plans-séquences, et commune opacité du récit, comme chez Antonioni.

Quand elle n’est pas en train d’exposer, Marina poursuit son voyage infini, entre Forbach, où elle anime des ateliers d’éducation artistique en collaboration avec l’association Castel Coucou, et Montreuil, où elle vit actuellement, en attendant d’intégrer à la rentrée prochaine l’école du Fresnoy-Studio national des arts contemporains. Elle a pu également participer au sous-titrage du film de Clément Cogitore, Braguino (2017), dont le tournage s’est déroulé dans un village de Sibérie. Dans ces conditions, il est bien difficile de situer l’atelier de l’artiste... Marina avoue travailler le plus souvent à l’extérieur, dans le train ou au café, l’ordinateur posé sur les genoux, accumulant des images pour ses projets futurs. Son atelier tient dans un interstice, entre le dehors et son espace de vie où, concède-t-elle, « il y a un mur qu’on peut appeler ‘’atelier’’, où je colle des images et des textes, au tout début d’un projet ou au cours de son montage ». Lorsqu’on lui demande de nous remettre une photographie d’elle au travail, elle nous tend une image la représentant au bord de l’eau. Comme dans les portraits de Listen to the world, son regard refuse au spectateur le jeu illusionniste du regard : la jeune femme tourne le dos, contemplative, un casque sur la tête, écoutant de la musique. Ultime dérobade romantique. Puis Marina Smorodinova reprend la route, s’envolant à vélo vers d’autres chemins.

Loïc Millot
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