LuxLeaks et la justice

Arrêt(s) sur procès

d'Lëtzebuerger Land du 17.06.2016

Il faut commencer par remonter dans le passé, assez loin, les années soixante-dix, un autre procès, et s’y arrêter en prélude en quelque sorte, tellement il a marqué, est resté dans la mémoire. Tout en sachant, bien sûr, que comparaison n’est pas raison. Une mise en parallèle seulement, où il s’agit de légalisme, non pas, faut-il préciser, le souci de respecter la loi, mais une soumission aveugle à la loi, légalisme béat, hors de toute considération, morale et politique. Pas question non plus de radical relativisme, malgré la frontière pyrénéenne tracée par Pascal.

C’était en 1972, à Bobigny, Seine-Saint-Denis, où une jeune femme mineure et quatre autres femmes, elles majeures, dont sa mère, étaient accusées de pratique ou de complicité d’avortement. Leur avocate, Gisèle Halimi, en fit un procès politique, contre la loi de 1920, et les commentaires et les débats, en France, furent tels que quelques mois plus tard, Georges Pompidou, président de la République à l’époque, tout en disant sa révulsion devant l’avortement, dut admettre que la législation en vigueur était dépassée. En 1975, la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse acta le changement des mentalités.

La jeune femme avait été relaxée, le tribunal jugeant qu’elle avait souffert de « contraintes d’ordre moral, social, familial, auxquelles elle n’ait pu résister ». De même, deux des quatre femmes, alors que celle qui avait pratiqué l’avortement était condamnée à un an de prison avec sursis. Plus intéressant, le cas de la mère. Condamnée à 500 francs d’amende avec sursis, elle fait appel. Que se passe-t-il ? « Le ministère public a volontairement laissé passer le délai de trois ans sans fixer l’affaire à l’audience de la cour d’appel. D’où prescription. D’où Michèle C. n’a jamais été condamnée. » (Gisèle Halimi)

De la sagesse de la part du ministère public, ou un tour de passe-passe pour éviter un nouveau procès. On sait, par ailleurs, qu’il existe l’opportunité des poursuites, garde-fou si l’on veut contre le légalisme. Cependant, elle est inopérante pour une plainte avec constitution de partie civile ; c’était le cas pour le procès LuxLeaks, ce qui n’empêche pas de se poser la question si PwC était bien inspiré en l’occurrence. Amené lors du procès à camoufler des failles graves dans le système électronique en particularités propres au constructeur, avant le grand déballage de ses pratiques. Le lanceur d’alerte est appelé whistleblower en anglais, PwC avait mis à la disposition de son employé une trompette. Il lui est resté le beau rôle en ne demandant qu’un petit euro d’indemnisation, « une amende liée au préjudice réel écraserait les prévenus ». C’est miséricordieux, non.

Ah, les pratiques et l’étrange collusion du cabinet d’audit et de l’Administration des contributions. Tout a été fait, du côté du président et du procureur, pour éviter qu’elles ne soient mises sur la table. Ce serait de la politique, comme si les lois elles-mêmes n’en étaient pas, son reflet du moins, mieux, sa mise en place et son soutien. Et tout était allé bien, maladie miraculeuse d’un fonctionnaire, obstiné et pesant silence de son chef, jusqu’à la venue à la barre de l’un des prévenus, sa parole enfin libérée, sans l’épée de Damoclès de quelque dix millions suspendue au-dessus de sa tête. Les questions de son avocat mirent l’engrenage en marche, et la remarque du président que l’avocat n’allait entendre que ce qu’il savait déjà, n’y put plus rien. L’assistance entière entra dans le secret des combines.

Certes, les lanceurs d’alerte ont contrevenu à la loi, le procureur s’est fait plaisir à énumérer les articles, il eut plus de mal à évoquer l’ordre et l’harmonie dans son réquisitoire. Sans doute aussi que tel ténor du barreau luxembourgeois a raison de qualifier la violation du secret des entreprises d’« infraction gravissime ». Il faut toutefois y regarder à deux fois. Le secret des entreprises, en l’occurrence, n’a rien à faire avec un quelconque espionnage industriel ou commercial ; il porte sur des faits, des combines, dont l’État, même s’il est consentant, est en fait la victime (et Bruxelles l’a compris, situation paradoxale, appelant à des arriérés), disons que nous tous en sommes les victimes, citoyens qui paient leurs impôts rubis sur ongle. Il est quelque chose de choquant dans les magouilles, couvertes ou non par une loi, faut-il l’appeler arbitraire et inique. En tout cas, les pratiques dénoncées par les lanceurs d’alerte ont déjà changé, semble-t-il, bien que la transparence, en pareille matière, ne soit guère de mise ; et les lanceurs d’alerte devraient à l’avenir bénéficier d’une protection, les conditions en restant à définir.

Dans ce contexte, avant même que le jugement ne soit prononcé, il faut insister sur une conversion intellectuelle (et morale, pourquoi pas) quand même spectaculaire. Dans un entretien au journal Le Monde, édition du samedi 21 mai dernier, le président de la Commission européenne a au moins pensé que les lanceurs d’alerte ne sont pas moralement coupables (difficile pour lui d’aller plus loin). Et on ne peut qu’aimer sa réponse, à la façon de Georges Pompidou, à la question des journalistes, à savoir s’il est pour une protection des lanceurs d’alerte : « J’y suis assez favorable, même si je suis contre la délation. Mais elle est parfois nécessaire. » Allez, messieurs les juges, vous avez jusqu’au 29 juin prochain pour suivre l’exemple de Saul et trouver à votre tour votre chemin de Damas.

Lucien Kayser
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