Rencontre avec Fanny Gonella, directrice du Frac Lorraine, qui y a pris la succession de l’emblématique Béatrice Josse en 2017

La pluralité de regards

d'Lëtzebuerger Land vom 18.05.2018

Après quinze années passées en Allemagne, Fanny Gonella est, depuis l’été dernier, à la tête du Fonds régional d’art contemporain (Frac) de Lorraine. Vous me rappelez quelqu’un est la première exposition organisée par Fanny Gonella depuis sa récente prise de fonction. Retour, au fil d’un entretien, sur sa formation, son parcours et son approche de l’art contemporain.

d’Land : Pouvez-vous nous parler de votre formation et de votre itinéraire professionnel ?

Fanny Gonella : Au départ, j’ai suivi des études en histoire de l’art à l’École du Louvre. Il y avait une spécialisation –histoire de la photographie – qui a été ma porte d’ouverture vers l’art conceptuel. Le lien entre photographie et art conceptuel s’est avéré passionnant et j’avais très envie de travailler avec des artistes vivants. Je suis ensuite allée à l’université parce que le Louvre, c’est très intense mais aussi très scolaire...

Pendant deux ans (2005-2006), j’ai monté avec une amie un project space à Berlin, tout en travaillant à temps plein pour une galerie. Au terme de cette expérience, je me suis lancée en tant qu’indépendante. Puis j’ai obtenu une bourse en Suisse qui m’a permis de suivre une formation pour jeune curateur d’une durée d’un an et demi : six mois de phase de recherche et de préparation, puis un an de programme d’exposition avec publication à la fin. Des conditions idéales. J’ai travaillé ensuite pour des institutions en Allemagne comme la Künsterhaus de Brême ou le Kunstverein de Bonn.

En quoi consiste votre fonction de directrice ?

L’un des aspects qui m’intéresse le plus dans cette fonction, c’est la dimension politique liée à la responsabilité vis-à-vis de son environnement : le Frac est un lieu gratuit, pour le public et ouvert à tous. Réfléchir à ce que l’on peut faire de ce lieu, aux formes de partage que l’on peut mettre en place, de même que partager son enthousiasme pour l’art, sont des choses particulièrement excitantes. Comme le lieu collectionne de l’art pour pouvoir le diffuser autant que possible, cela implique d’avoir une bonne connaissance des pratiques artistiques et d’un environnement précis, à Metz comme sur tout le territoire lorrain. Il faut disposer d’un bon réseau de connaissances pour être au courant des débats et questions qui agitent le monde de l’art et, en parallèle, être informé de ce qui est fait, identifier les envies et les besoins, évaluer ce qui est possible. Je suis encore en phase de prise de connaissances de cette réalité-là. J’essaie de parler avec le plus de gens possibles et de voir comment les structures fonctionnent autour de moi : à Metz, Nancy ou Forbach, par exemple, où je me suis déjà rendue. Si je n’ai pas encore eu l’occasion de m’entretenir avec le directeur du Casino-Forum d’art contemporain, j’ai pu rencontrer Suzanne Cotter, la directrice du Mudam, ainsi que Christophe Gallois [curateur au Mudam, ndlr.]. C’est toujours enrichissant de pouvoir échanger avec des collègues sur ses expériences et ses idées.

Pouvez-vous évoquer le processus d’acquisition des œuvres ?

Nous disposons d’une enveloppe de 152 000 euros par an, en sachant que, au contraire des autres disciplines où l’artiste est rémunéré à la performance ou au concert par exemple, l’artiste est rémunéré au moment de la vente dans les arts visuels. L’acquisition d’œuvres représente donc une forme de soutien à la création. Le choix des œuvres se fait en dialogue avec un comité d’acquisition constitué de quatre membres extérieurs et de moi-même. Ces derniers sont invités pour une durée de trois années. L’un d’entre eux doit être un.e artiste – ce qui est à mon avis essentiel pour avoir le regard de quelqu’un qui agit sans être représentatif d’une institution –, et trois autres personnes issues d’horizons très différents. Les acquisitions dont donc discutées. Chacun va proposer des œuvres à l’achat, en lien avec les missions imparties aux Frac. À l’inverse des musées, on ne va pas faire un achat d’œuvre uniquement à partir des qualités artistiques, mais aussi penser au futur de l’œuvre qui va exister dans des contextes très différents. Il y a actuellement des questions relatives à la transformation du droit de propriété, les gens n’allant plus forcément acheter des CD ou des livres, mais en les téléchargeant. Dans quelle mesure ces transformation des pratiques influencent-elles notre rapport à l’œuvre d’art ?

Avez-vous recours à des critères d’évaluation pour sélectionner les œuvres ?

La qualité d’une œuvre d’art peut se montrer en cinq minutes, peut-être au bout de deux heures ou après la troisième visite d’une exposition... Définir des critères d’évaluation de la qualité d’une œuvre, c’est très difficile. Il en existe des milliers : certaines œuvres vont nous bouleverser ; d’autres vont nous laisser silencieuses ou nous rappeler le passé... Et ce qui est fou, avec l’art contemporain, c’est qu’il peut prendre n’importe quelles formes : une performance, un livre, etc. Le champ des possible est extrêmement large. En Allemagne, l’art contemporain a une place plus naturelle dans la société. On ne m’a jamais parlé d’élitisme au cours de mon expérience là-bas. Depuis que je suis rentrée en France, j’entends au moins une fois par semaine que l’art contemporain est un art élitiste... C’est un argument que l’on avance peut-être parce qu’on ne comprend pas tout de suite, je ne sais pas. En fait, je trouve ça très bien, au contraire, de ne pas tout comprendre tout de suite. On peut ainsi regarder une œuvre et ressentir quelque chose devant elle. Concernant la question des critères d’évaluation, c’est une question que chacun pourrait se poser pour soi-même, afin de définir son goût. Ce qui ne reçoit pas suffisamment d’attention, à mon avis, c’est la manière dont on peut prendre conscience de son goût, de ses préférences. Des préférences qui n’excluent pas forcément l’autre et sa sensibilité. Je pense qu’il est important de pouvoir affirmer son goût, son regard, et de le développer. L’exposition peut servir à cela, entre autres. »

Concernant les acquisitions, souhaiteriez-vous privilégier une technique, une thématique, ou encore une pluralité de pratiques sans exclusive ?

Je ne souhaite pas me concentrer sur un medium, car j’estime que dans de nombreuses pratiques artistiques plusieurs techniques sont impliquées. La dynamique qui a été lancée ici est de donner une place aussi juste que possible aux femmes, et pas seulement dix pour cent de la collection. C’est aussi l’une de mes préoccupations sur le long terme. Pour moi, la question ne se pose pas en termes de medium ou de thématiques, mais plus en termes de nature de l’œuvre d’art. Cela se traduit pour moi en termes de processus : est-ce qu’il serait possible, par exemple, d’acquérir des œuvres d’art qui seraient présentées de manière totalement différentes ?

Quel regard portez-vous sur le travail mené par votre prédécesseure, Béatrice Josse ?

C’est un travail très sérieux qui a été fourni, avec une vraie constance et une continuité. C’est une excellente base de travail qui m’inspire. J’ai l’impression de me retrouver sur un territoire où l’on a mis plein d’éléments, des éléments qui me donnent beaucoup d’idées nouvelles, et je me sens suffisamment libre pour les recomposer. Reprendre une institution après quelqu’un qui l’a dirigé pendant 23 ans, il est vrai que j’appréhendais un peu au départ... Mais je ne me sens pas emprisonnée dans ce que la précédente directrice a fait. Et je n’ai pas du tout l’impression de me retrouver à devoir suivre des choses qui ne m’intéressent pas.

À l’avenir, quels sont les axes ou les perspectives que vous souhaiteriez développer ?

C’est encore un peu tôt pour moi de dire où je vais aller. Il y a eu ce recrutement avec trois directrices pour trois institutions [Felizitas Diering au Frac d’Alsace ; Marie Griffay au Frac Champagne-Ardenne] et il était question dans le cahier des charges de trois axes à traiter en commun à l’échelle du Grand Est : territoire et médiation ; international ; collection. Ce sont des sujets sur lesquels nous travaillons ensemble. L’essentiel, pour moi, est de trouver des formats qui permettent une pluralité de discours autour d’une œuvre. C’est pour cela que nous avons proposé le format regards croisés dans lequel les trois directrices des trois Frac guident ensemble des visiteurs à travers l’exposition qu’elles présentent.

Existe-t-il des différences d’approches en termes de curation entre la France et l’Allemagne ?

Dans la manière d’approcher l’art, le rapport à l’œuvre est totalement différent en Allemagne. Cela, pour différentes raisons. D’une part, le fait que les mêmes artistes qui se sont trouvés dans l’exposition d’art dégénérée organisée en 1937 sous le régime nazi puis, quelques années plus tard, à la Documenta. Les gens ont dû faire une gymnastique énorme en se disant que ce qui était interdit hier était aujourd’hui valorisé et admis. L’art a eu des liens très forts avec la politique en Allemagne, entre autres à cause de cette exposition d’art dégénéré puis avec cette réhabilitation après la guerre de l’art de l’époque. L’art a été intégré dans des stratégies politiques, comme cela a pu être le cas aux États-Unis avec l’expressionnisme abstrait, soutenu par la CIA [Central Intelligence Agency, ndlr.] pendant la Guerre froide à l’international comme une preuve de liberté intellectuelle et de la créativité nord-américaine.

D’autre part, en Allemagne, il y a tout un discours théorique autour de la pensée de l’œuvre d’art autonome, en réaction au fait que l’œuvre d’art avait été instrumentalisée pour la propagande. L’œuvre ne devait plus être utilisée à des fins politiques, mais se tenir à distance de ces questions-là. Ce contexte a donc joué un grand rôle en Allemagne sur le rapport à l’art, mais aussi le fait que les institutions sont constituées par des initiatives citoyennes et pas forcément par des structures politiques. Celles-ci vont choisir de les valider ou non ensuite et faire en sorte qu’elles puissent prendre formes mais, au final, ce sont la plupart de temps des structures constituées autour de membres...

Autre pays, autres solutions. Je ne pense pas qu’il soit judicieux d’importer des modèles car le terrain n’est pas le même. La chose qui ressort de mon expérience, et que j’ai envie d’apporter, c’est la pluralité de regards sur une œuvre. Selon l’expérience que l’on a eue et le point de vue à partir duquel on regarde l’œuvre, et peut-être même l’humeur que l’on a ce jour-là, on va regarder l’œuvre différemment. J’ai très envie que cette polysémie interne à chaque œuvre puisse être mise en avant et discutée.

Loïc Millot
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