Exclusion sociale liée au logement

Où dormir ce soir ?

d'Lëtzebuerger Land vom 12.04.2007

Des hommes et des femmes accroupis, longeant les magasins de luxe dans la Grand-Rue au centre-ville, c’est une image relativement récente au Luxembourg. Avant, les sansabris restaient confinés dans le quartier de la gare et de Bonnevoie,
où de nombreuses structures d’aide ont été établies. Or, ils ne sont que la partie visible d’une infime partie de personnes touchées par l’exclusion liée au logement.

Poussé par ses obligations de fournir des statistiques aux instances européennes, le ministère de la Famille et de la Solidarité a chargé le Centre d’études de populations, de pauvreté et de politiques socio-économiques (Ceps) de réaliser une étude sur lephénomène. Mais comme il s’agit d’une première au Luxembourg, l’évolution et les grandes tendances sont encore difficilement mesurables.Une comparaison dans le temps devra attendre. Or, « la quantification et la connaissance fine de ce phénomène sont des prérequis indispensables à la définition des politiques devant permettre de lutter contrecelui-cidefaçonappropriée », notent les enquêteurs. La période de référence est donc celle de février 2006, pendant laquelle les enquêteurs ont pris en photo la situation telle qu’elle se présente sur le terrain.

D’abord les quatre catégories de la définition de l’exclusion liée au logement : les sans-abris qui dorment dans les rues ou dans des foyers d’hébergement d’urgence représentent le noyau dur. Ensuite, les personnes transitoirement sans logement qui vivent en foyer d’hébergement après leur sortie de l’hôpital, de prison ou d’une institution psychiatrique, les personnes immigrées (qui n’ont pas été prises en compte par l’étude). D’ailleurs, à cette époque-là, le Centre hospitalier neuro-psychiatrique (CHNP)
hébergeait une vingtaine de personnes qui ne savaient pas où loger après leur traitement.

La troisième catégorie touche les personnes en logement précaire qui sont hébergées provisoirement chez des proches, qui sont menacées d’expulsion ou les victimes de violence conjugale qui trouvent refuge dans des structures encadrées spécialisées. Le dernier groupe concerne les personnes vivant dans un logement inadéquat, des habitations provisoires comme des caravanes
ou mobiles homes de camping, des squats insalubres et en principe inhabitables.

L’enquête se concentre surtout sur les personnes « officiellement répertoriées », celles qui sont prises en charge par les centres de jour, les foyers de nuit et les logements encadrés. Quelque 570 interviews ont étémenées dans 41 institutions. Plus de 700 personnes sont touchées par le phénomène de l’exclusion liée au logement au Grand-Duché et la situation va sans doute
empirer, vu la situation tendue du marché de l’habitat.

« Il est difficile de tracer la trajectoire-type du phénomène, ajoute Frédéric Berger du Ceps, elle est aussi variée qu’il y a d’individus. » D’abord il y a les raisons économiques et financières : perte du travail et du revenu, surendettement. Ensuite les causes personnelles et familiales : violence, mésententes, ruptures, problèmes de santé qui sont souvent liés à l’addiction à l’alcool ou aux drogues illégales. Le problème soulevé par beaucoup de personnes interviewées est moins souvent le manque de structures d’accueil que lemanque d’informations.

« Les gens ne savent souvent pas à qui s’adresser, » ajoute Frédéric Berger. « Ensuite, 75 pour cent des usagers sont satisfaits
et n’ont pas de difficultés avec la manière dont fonctionnent les foyers. 25 pour cent regrettent par contre le manque de places disponibles ou trouvent les conditions d’admission trop strictes. »

L’exclusion liée au logement touche les femmes aussi bien que les hommes et elle grève surtout l’avenir des jeunes. La moitié des personnes consultées se situait entre 18 et 34 ans – un taux disproportionné par rapport à la population totale qui compte 29 pour cent de jeunes dans cette tranche d’âge. Mais comme le Grand-Duché ne dispose pas de chiffres comparables,
l’interprétation en est difficile.

Pour Frédéric Berger, une explication possible est celle que la stabilisation de la situation précaire se réalise dans le temps. Une personne dans le besoin peut donc se retrouver dans la rue lorsqu’elle est jeune et sa situation peut ensuite se redresser avec le soutien des institutions et des travailleurs sociaux. Une vision optimiste d’avenir meilleur.

D’autres en font une interprétation différente. René Kneip, chargé de direction auprès de Caritas Accueil et Solidarité1 qui estime que le nombre de jeunes entre quinze et vingt ans qui se retrouvent dans la rue est en train d’augmenter : « Il s’agit d’élèves de lycée, d’apprentis, d’étudiants universitaires indigènes et étrangers, mais également de jeunes sans emploi et sans aucun droit
à une quelconque aide sociale. »

L’âge minimum pour être éligible au revenu minimumgaranti (RMG) est de 25 ans. « Ces jeunes proviennent souvent d’institutions diverses, mais un nombre croissant provient de milieux familiaux en rupture, » continue-t-il. Et d’estimer que le
nombre de jeunes en fugue – d’une institution ou de leur foyer familial – s’élève à environ trente adolescents par an.

Le sociologue français et directeur de recherche au CNRS, Gérard Mauger2, est pessimiste : « Le phénomène de paupérisation atteint aussi les jeunes avec diplômes, c’est un phénomène récent. Tout comme la montée des dépressions et du taux de suicide chez les jeunes. » Le fait que des jeunes avec un niveau d’éducation élevé doivent effectuer des tâches dont étaient chargées les
classes ouvrières auparavant a « un effet de déclassement qui pèse très lourd ». Pour Gérard Mauger, l’origine de cette déroute se trouve dans la délocalisation des industries et la mondialisation qui ont entraîné la pénurie d’emplois que l’on connaît. Un retour en arrière n’est pas une utopie, tout dépend des rapports de force, dit-il en citant le philosophe et sociologue Emile Durkheim : « Ce que l’histoire a fait, l’histoire peut le défaire. » Selon lui, la solution est donc politique, sinon il faudra une remobilisation des classes populaires à l’instar du mouvement contre le projet de contrat de première embauche en France. Le Luxembourg a d’ailleurs connu un mouvement similaire avec la mobilisation des jeunes contre le projet de loi 5611.

Gérard Mauger va plus loin encore  et remet en cause les initiatives d’aide sociale et d’encadrement des personnes démunies :
« Les mesures s’accumulent et servent surtout à faire patienter les gens. Elles entretiennent l’espérance. Ce n’est pas de la mauvaise volonté, les travailleurs sociaux réalisent un travail énorme et c’est mieux que s’il n’y avait rien. Toujours est-il que ces petites mesures empêchent les gens de se révolter et servent surtout à maintenir le calme. »

L’exclusion sociale liée au logement ne touche pas les plus démunis, même si elle va de pair avec perte d’emploi et chômage. Selon l’étude Ceps, 80 pour cent des personnes interrogées disposaient de ressources personnelles – le RMG pour l’essentiel – unquart disposait d’unsalaire. 35 pour cent déclarent avoir une activité professionnelle dont la moitié participe à des mesures
pour l’emploi ou d’insertion.

Est-ce une confirmation de l’augmentation du nombre de personnes touchées par le phénomène working poor, où le fait d’avoir un emploi ne protège plus contre la précarité ? Cet aux se situed ’ailleurs à huit pour cent pour le Luxembourg, tandis que la moyenne européenne se situe autour de neuf pour cent.

Et là encore, les jeunes entre seize et 24 ans sont le plus touchés avec un taux de plus de quarante pour cent. Le taux élevé de décrochages scolaires – ils étaient près de 2 000 entre 2003 et 2004 – et le niveau d’éducation très faible en est le corollaire.

Un autre problème est la surreprésentation des familles monoparentales souffrant de l’exclusion liée au logement. Cette situation est liée aux causes familiales avancées le plus souvent : violences conjugales et séparation. Les personnes divorcées ou séparées représentent 29 pour cent des exclus alors qu’elles ne sont que huit pour cent pour la population totale vivant au Grand-Duché.

Recoupé avec les données de l’étude Travail et cohésion sociale 2006 du Statec présentée en automne dernier, ce rapport-ci en confirme les grandes tendances. Selon le Service statistique de l’État, treize pour cent de la population est menacée par la
précarisation. Celle-ci touche surtout les jeunes (9,8 pour cent), les familles avec plusieurs enfants à charge (13,9 pour cent) et les familles monoparentales (20,8 pour cent). « Pour tout État, le droit au logement est l’un des vecteurs de la cohésion sociale et de la lutte contre les exclusions et offrir à tous les conditions de se loger décemment devrait être un objectif primaire de
la politique d’inclusion sociale d’un pays, » écrivit le Statec dans son rapport.

La conclusion tient toujours : nous sommes en train de hypothéquer les conditions de vie de la prochaine génération.

1 Caritas News n°67, février 2007

2 La précarisation des jeunes européens est-elle une fatalité ? Conférence de Gérard Mauger le 17 avril 2007 à 20 heures au Centre de Rencontre Abbaye de Neumünster. Organisée par les Amis du Monde diplomatique Luxembourg et Attac
Luxembourg

anne heniqui
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