Prix d'art Robert Schuman

Zeitgeist revisited

d'Lëtzebuerger Land du 11.12.2003

Anne Brasseur serait fière d'eux! En visitant l'exposition du Prix d'art Robert Schuman 2003, la ministre de l'Éducation nationale, qui voudrait tant que tous les enfants apprennent au moins cinq termes de politesse rudimentaires durant leur scolarité, verrait que ces deux-là, ils ont bien appris leur leçon, jadis. En signe de gratitude - envers le curateur qui les a invités? - ils ont apporté le mot «Merci». Il trône en lettres blanches de deux mètres de haut dans la plus petite des salles d'exposition de la Villa Vauban. 

Laurent Daubach et Charles Wennig, qui forment le collectif ownyourown, ont passé des semaines, sinon des mois à produire les cinq lettres majuscules, point sur le «i» compris, d'abord un moule en bois aux dimensions exactes, prenant soin que cela entre encore par les portes, puis les sculptures en fibre de verre époxy. Des jours et des jours courbés comme des autruches. On ne devine plus l'effort en voyant le résultat, ludique, ironique, désarmant par sa simplicité.

Samedi soir, lors du vernissage, Laurent Daubach portait un t-shirt beige avec le mot «moquette» en lettres blanches sur le devant, Charles Wennig le même t-shirt, avec «tapis-plein». Ownyourown a commencé en créant des t-shirts estampillés de mots parfois banals - côtelette, Distanz, attaque - parfois énigmatiques (excipient!), qu'ils portent toujours en stéréo, surtout lors de vernissages et autres événements publics très hype. Un peu comme une version luxembourgeoise d'Eva [&] Adele: where we are is art! Statements ou clins d'oeil, leurs mots, qu'on peut acheter online, s'appliquent en do-it-yourself, les lettres sont vendues en sachet avec un mode d'emploi, les couleurs et les modèles des t-shirts sur lesquels on doit les appliquer au fer à repasser sont indiquées. «Depuis 2001, ownyourown édite et fait circuler des mots,» est-il écrit dans le catalogue du Prix Schuman, c'est simple et prétentieux à la fois.

Et c'est dans cet équivoque que réside toute la force d'ownyourown: c'est parce qu'ils opèrent de petits glissements sur les évidences, des banalités, en exécutant avec le plus grand sérieux de nouvelles éditions ou leur site Internet ou en tournant en dérision les choses les plus sérieuses, que cela marche. D'ailleurs, en surfant sur le site, on découvrira aussi qu'un certain Christian Mosar a composé dans la série «Scrabble» - qui invitait les intéressés à créer leurs propres mots selon le principe du célèbre jeu - le mot «Lunghi» pour son t-shirt. Aujourd'hui, ce voeu a été exaucé, il est devenu une sort de «Lunghi», curateur, responsable de la sélection luxembourgeoise de ce concours d'art de la Grande Région. 

Si le prix est une sorte de prolongement culturel de la Quattropole, collaboration politique des villes de Metz, Trèves, Saarebruck et Luxembourg, il était donc évident aussi que la décision du jury allait être un choix diplomatique: après le succès de Su-Mei Tse en 2001 à Metz, les Luxembourgeois avaient d'office peu de chances d'être parmi les lauréats.

Avec Philippe Jacq, c'est donc un Français qui remporte le prix doté de 10000 euros. Jacq fait ce qu'il appelle un «travail d'exhumation» de l'histoire de l'art, faisant rejouer les grands tableaux de notre mémoire collective par des amis ou des acteurs, du Déjeuner sur l'herbe à La Liberté guidant le peuple. Le résultats en sont de nouvelles images, photographiques ou vidéo, troublantes parfois - notamment La jeune fille à la perle, mimant le célèbrissime Vermeer du XVIIe -, mais pêchant néanmoins par facilité. Ou par vantardise: que de plus facile que de s'inscrire ainsi tout naturellement dans la lignée des plus grands? On pourra toujours dire que c'était un hommage. 

Certes, d'autres l'ont fait avant lui, et dans l'art contemporain le plus actuel, cet art du pastiche ou de l'hommage se pratique sans cesse, pauvre Joconde, pauvre Duchamp! Mais c'est le plus réussi lorsque cela se pratique sur un ton plus subversif, il suffit de penser aux détournements joyeux de Brice Dellsperger. Une dimension qui manque chez Philippe Jacq, qui, lui, opte plutôt pour une ré-interprétation poétique.

D'ailleurs deux constats frappants s'imposent au vu de cette édition du Prix Schuman: par rapport à d'autres années, où tout avait l'air très «bricolé», l'exposition s'est professionnalisée, la présentation est impeccable, surtout à la Villa Vauban, l'accrochage fonctionne très bien, catalogue avec CD-Rom, campagne de promotion à coups de logos et de drapeaux dans la Grand-Rue, site Internet... elle a tout d'une grande. Deuxième constat: les artistes sélectionnés - quatre par ville, un curateur par ville - sont tous déconnectés du monde réel, repliés sur des questions purement esthétiques (le décoratif, l'histoire de l'art), plus poétiques (les petits riens qui nous distinguent, le temps qui passe, la mémoire) ou ludiques. Comme si les engagements politiques ou sociaux qui pourtant marquent aussi l'art contemporain, étaient loin, si loin pour eux. 

La sélection de Christian Mosar, artiste lui-même, photographe et critique d'art, est extrêmement éclectique parce qu'il voulait montrer la diversité de la production artistique au Luxembourg, explique-t-il. Il a donc à la fois appelé la plus jeune participante - Véronique Kolber, photographe, née en 1978 et qui montre ici une touchante série de photos sur le souvenir et l'éphémère - et le plus âgé, Armand Strainchamps, peintre, né en 1955. Entre les deux, onwyourown donc, mais aussi Stéphane Meyers, dont c'est également la première apparition dans le circuit de l'art, et qui montre ici un travail photographique sur les icônes de la consommation de masse, combiné à un jeu vidéo qui ironise les critères d'appréciation d'une oeuvre d'art. 

Si la sélection messine de Richard Meier se concentrait entièrement sur l'image, avec, à côté de Philippe Jacq, encore les portraits berlinois de Gerson Bettencourt et la tapisserie d'Olivier Nottellet, sa contribution la plus pertinente est sans aucun doute celle de Florence Paradeis, avec ses photos mises en scène de petits accidents absurdes du quotidien. 

De la sélection d'Ernest Uthemann de Sarrebruck, on retiendra surtout la chambre noire aux lasers volants d'Alexander Titz dans la cour du Musée. Et de celle d'Ute Bopp-Schumacher pour Trèves, les deux installations qui ont d'ailleurs aussi reçu chacune une mention du jury: le «squelette de baleine» en bambou de Jan Leven dans la salle des glaces du Musée, parce qu'il en transforme l'ambiance et le volume. 

Et la superbe installation interactive d'Achim Wollscheid dans l'incroyable cuisine à la cave de la Villa Vauban, parce qu'avec un micro, un ordinateur, quelques fils, des ampoules halogènes et de minuscules marteaux, il transforme le spectateur en acteur: par sa seule présence, par les sons qu'il émet, il peut déclencher un torrent de petits bruits et lumières. Une oeuvre mêlant les disciplines artistiques, à la fois dense et légère, technologique et pleine d'ambiance, compliquée et pourtant si évidente.

L'exposition des oeuvres du Prix d'art Robert Schuman 2003 dure encore jusqu'au 8 février à la Villa Vauban, 18 avenue Emile Reuter, et au Musée d'histoire de la Ville de Luxembourg, 14 rue du Saint-Esprit ; ouvert tous les jours sauf lundi de 10 à 18 heures, jeudi nocturne jusqu'à 20 heures; visites guidées les dimanches à 16 heures, rendez-vous au musée. Édition d'un catalogue bilingue français-allemand ; ISBN : 2-919878-60-3. Informations sur Internet www.prix-schuman.org ou par téléphone 4796 4565.

josée hansen
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