Bauler, André: Les fruits de la souveraineté nationale

La souveraineté, facteur de production

d'Lëtzebuerger Land du 21.02.2002

L'ouvrage remarquable d'André Bauler, publié par la Banque  Raiffeisen à l'occasion du 75e anniversaire de la Caisse centrale Raiffeisen, s'inscrit dans la tradition des grandes monographies de Carlo Hemmer, Paul Weber, Albert et Christian Calmes, Norbert von Kunitzki, Raymond Kirsch, Gaston Reinesch e.a. sur l'évolution de l'économie luxembourgeoise. Malgré son jeune âge, l'auteur, qui enseigne l'économie au Lycée du Nord à Wiltz et qui est sans doute un des plus productifs parmi les jeunes économistes, réussit parfaitement son coup, tout en proposant une nouvelle approche, basée sur la démarche institutionnelle, inspirée par le Prix Nobel d'économie Douglass C. North.

D'emblée il annonce la couleur en focalisant son approche sur "l'action de l'État (qui) constitue le fil d'Ariane qui nous guidera à  travers les dédales de l'histoire économique grand-ducale". La partie historique du livre,  qui en constitue le plat de résistance, met en exergue le développement progressif du rôle économique de l'État, étroitement lié à l'émergence d'une administration publique et d'institutions dignes de ce nom à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.

L'intervention de l'État en tant qu'acteur économique est évidement tributaire des vicissitudes politiques. Ainsi, tout au long de cette période, qui se termine à la fin de la 1ère Guerre mondiale,  l'État grand-ducal est au service des "bourgeois de fortune", donc de la bourgeoisie d'affaires, qui prend les choses en main, y compris les affaires de l'État, à  la faveur de l'introduction du suffrage censitaire à partir de 1848. Cet État se prête volontiers au jeu de ces nouvelles classes en procédant à la mise en place d'infrastructures, notamment d'un réseau de transport et de communication, indispensable au désenclavement et à l'ouverture sur l'extérieur d'un pays encore très largement agraire, resté quelque peu en marge du formidable essor économique de ses voisins.

Mais à l'occasion, le jeune État sait aussi poser des actes courageux et affirmer sa souveraineté sur les ressources naturelles, même si l'exploitation de celles-ci va faire l'objet de concessions accordées à des sociétés étrangères. La législation minière de 1870, en imposant en 1882 une Verhüttungsklausel à l'exploitation des gisements de minerai  de fer, jette les bases d'une puissante industrie sidérurgique.

Fait remarquable: dès les origines, le jeune État se heurte à la faiblesse des capitaux disponibles sur place et à l'insuffisance de ses propres moyens financiers. Il se tire d'affaire en se montrant très favorable à l'afflux de capitaux étrangers, ce qui reste une constante jusqu'à nos jours, tout comme l'est le rôle d'État brancardier par rapport au secteur protégé, essentiellement l'agriculture, mais aussi l'artisanat, les Pme et le commerce. Cette fonction de brancardier survit dans certaines des missions attribuées à la SNCI. Sans ce préjugé favorable vis-à-vis des investissements étrangers, la mise en place d'un réseau ferroviaire (à partir de 1860) et d'intermédiaires financiers (à partir de 1855) aurait connu des retards encore plus importants, ce qui n'aurait pas manqué de compromettre l'évolution économique du pays.

Mais avant que l'État ne se sente une véritable vocation d'entrepreneur, il faudra attendre encore plusieurs décennies et notamment une certaine consolidation des finances publiques, même si la création de la Caisse d'Épargne de l'État en 1856 est une illustration précoce de telles velléités. Rappelons toutefois que la BIL a été fondée la même année en faisant appel à des capitaux allemands, ce qui relativise tout de même les premiers pas de l'État sur le parquet de la finance, encore que la BIL n'était pas seulement un établissement bancaire commercial, mais que sous le contrôle du gouvernement, elle assumait aussi des missions de service public, ne serait ce qu'en raison de son statut d'institut d'émission.

Fidèle à sa démarche institutionnelle, André Bauler souligne qu'avec l'avènement du suffrage universel en 1919, les choses vont changer du tout au tout en ce qui concerne le rôle économique de l'État, qui doit désormais composer avec les nouvelles  classes affranchies, les partis politiques, les syndicats et autres lobbies. C'est non seulement le début d'un interventionnisme accru de l'État, mais aussi  l'accentuation de ses missions de redistribution. La politique sociale, la politique fiscale et toute une ribambelle  de nouvelles fonctions attribuées à la puissance publique font leur entrée en force et  dominent le débat politique.

C'est aussi l'affirmation d'un rôle plus actif  de l'État sur la scène internationale, donc la manifestation de la souveraineté nationale vers l'extérieur. Il y a eu certes au XIXe siècle l'épisode du Zollverein, qui se termine définitivement en 1918 avec la déconfiture de l'Allemagne pour aboutir, en 1921, à la conclusion de l'Union économique belgo-luxembourgeoise.

Ce qui est remarquable dans ces ouvertures sur l'extérieur, couronnées bien sûr en 1952 par l'adhésion du pays à la CECA et en 1957 par son intégration dans la CEE, c'est que, quoi qu'on aurait pu penser, "le Luxembourg a pu commercialiser les avantages qui découlent de son autonomie politique. Il a réussi à attirer des facteurs de production auxquels les autorités publiques offrent des atouts fiscaux, concessionnaires, réglementaires et autres, avantages ou privilèges que seul un État peut accorder". 

À un autre endroit, Bauler devient encore plus explicite à cet égard en constatant, à la suite des travaux de Norbert von Kunitzki, "que certaines activités économiques doivent leur développement au monnayage de la souveraineté nationale". C'est particulièrement évident avec le développement de la place financière  à partir des années soixante dix et du secteur des communications, CLT d'abord, SES ensuite.

Mais André Bauler n'est pas dupe. L'approfondissement de l'intégration européenne, accompagnée de l'harmonisation progressive de pans entiers de la souveraineté nationale, aujourd'hui la fiscalité, demain sans doute la sécurité sociale, risque de malmener ses ressorts et de réduire d'autant la marge de manœuvre. C'est déjà évident avec le sort réservé à la loi d'expansion économique, qui était jusqu'à récemment un des principaux instruments de la politique de diversification économique. Aujourd'hui, cet instrument en est réduit à la portion congrue, même si Bruxelles n'est toujours pas vraiment arrivé à ses fins de discipliner les États membres pour ce qui est des aides d'État et de la concurrence fiscale déloyale.

Sans s'avancer trop sur ce terrain, André Bauler soulève néanmoins dans ses conclusions la question de "la sauvegarde des fruits de la souveraineté nationale". C'est vrai que le débat est ouvert, pas seulement chez nous, mais un peu partout en Europe, car forcément les "niches de souveraineté" que nous avons su exploiter judicieusement tout au long de notre histoire économique vont en s'amenuisant.

Il y a une autre question  que Bauler n'a pas eu la place d'aborder en détail. Elle a trait au rôle éminent joué par l'État comme architecte d'une économie de financements administrés, comme actionnaire  significatif de grandes entreprises comme Arbed/Arcelor, SES, Luxair, Cegedel ou comme propriétaire exclusif de l'Entreprise des P[&]T, des CFL  ou de la BCEE. À ce titre, il agit en quelque sorte comme garant  en dernier ressort du capitalisme autochtone. Plus souvent que de raison, il doit d'ailleurs suppléer aux insuffisances capitalistiques nationales. Or ce rôle de supplétif pourrait être mis en cause, la mondialisation financière aidant.

Le débat sur la souveraineté illustre une certaine tension entre l'engagement européen plus ou moins assumé (l'Europe est une ressource-contrainte) et l'attachement de l'opinion publique à l'État  protecteur et au cadre national. Il se pourrait fort bien que notre modèle institutionnel, qui a fait ses preuves pendant si longtemps, n'est plus vraiment adapté (les ravages du consensualisme sont évoqués) à  la  gestion d'une économie ouverte, à une société en proie au vieillissement et à une intégration européenne certes voulue, mais dont on appréhende avec angoisse certaines finalités.

 

André Bauler: Les fruits de la souveraineté nationale. Essai sur le développement de l'économie luxembourgeoise de 1815 à 1999. Une vue institutionnelle. Caisse centrale Raiffeisen, Luxembourg 2001.

 

 

 

Mario Hirsch
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