Analyse du référendum

Leçon de démocratie

d'Lëtzebuerger Land vom 14.07.2005

Le Luxembourg est-il aujourd'hui, une semaine après le référendum sur le traité constitutionnel pour l'Europe, une société divisée en deux, entre les 56,52 pour cent de ouistes et les 43,48 pour cent de nonistes? Entre les 109 communes qui ont voté oui et les neuf communes, dont sept des plus peuplées dans le bassin minier (Pétange, Differdange, Sanem, Esch/Alzette, Schifflange, Kayl et Rumelange)? Entre ceux qui adhèrent au système, parce qu'ils en tirent ou espèrent en tirer des avantages et ceux qui le réfutent, parce qu'ils en craignent les dérapages ou parce qu'ils en sont exclus ? Le désaccord sur le texte et ses grandes orientations a traversé les partis, les régions et les villages, voire même jusqu'aux familles et aux couples… Dans son allocution suite à la publication des résultats, dimanche soir, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) a remercié ceux qui ont dit oui au traité – donc à l'idée de l'Europe qu'il défend –, mais a aussi salué les tenants du non et a promis une prise en compte de leurs arguments, affirmant vouloir être le Premier ministre de tout le peuple luxembourgeois. «J'ai toujours défendu le référendum, dit aujourd'hui le président du parti socialiste et député-maire de Dudelange, Alex Bodry (51,55 pour cent de oui). Et je crois pouvoir dire que j'ai participé pour une part non-négligeable à la décision de le maintenir à cette date.» Or, le parti socialiste est celui qui sort le plus amoché de la campagne. Dans les coulisses, le CSV lui reproche d'avoir voulu le référendum lors des accords de coalition, le ministère des Affaires étrangères ayant été chargé de la campagne – qui est allé cahin-caha avec un camp du non doublant son influence de 21 pour cent d'intentions de vote en octobre 2004 (chiffres des sondages RTL/Ilres) aux 44 pour cent aux urnes. En plus, le non fut majoritaire dans la région du Sud ouvrier, votant traditionnellement à gauche (bien que les maires n'y soient pas tous socialistes, mais aussi CSV et DP) – le reproche que le LSAP n'aurait, malgré son «oui» affirmé et démocratiquement légitimé par le parti lors d'un congrès, pas fait assez fortement campagne dans ces communes tomba assez vite dimanche. Un reproche que ni Alex Bodry, ni le président du groupe parlementaire socialiste et ancien membre de la Convention européenne, qui a élaboré le texte du traité constitutionnel, Ben Fayot – qui a sillonné le pays durant des mois, aussi bien pour le parti que pour le parlement – n'acceptent. Et de le retourner contre les autres partis. Or, le LSAP a, comme aucun autre parti, été traversé lui-même par une vague d'opposition au traité – et donc à sa position officielle. Selon les sondages RTL/Ilres, l'électorat socialiste lui-même fut divisé en  deux pôles, cinquante pour cent d'adhérents et cinquante pour cent de nonistes. En amont, au moment même où le non gagnait du terrain et que le gouvernement et son administration ne cachaient plus guère leur panique devant un possible échec aux urnes, Alex Bodry écrivit une lettre à son homologue français François Hollande pour s'insurger contre la venue de Henri Emmanuelli pour soutenir le camp du non au Luxembourg. Lettre qui déclancha une vague de protestations au sein même du LSAP, plusieurs militants quittant publiquement le parti suite à ce qu'ils jugeaient être une atteinte à la liberté d'expression. «Je n'écrirais probablement plus cette lettre aujourd'hui, estime Alex Bodry avec le recul. Peut-être que je me limiterais à un simple communiqué.» Mais qu'au demeurant, il juge toujours la venue d'Emmanuelli comme contraire au principe de solidarité entre partis socialistes. Le syndicat OGBL, si proche du LSAP que son ancien président, John Castegnaro est aujourd'hui député socialiste, s'était bien prononcé officiellement pour le oui, sans pour cela s'engager au-delà de cette ligne officielle – probablement aussi parce qu'il a senti les réticences de ses membres. Nico Wennmacher, président du syndicat des transports publics FNCTTFEL et membre du LSAP, a même publiquement fait campagne pour le non, mettant notamment en garde devant la libéralisation des services publics. Et ne s'est pas fait que des amis au parti. Le référendum a montré que l'électorat socialiste classique a un problème, jugeait le sociologue de l'Université du Luxembourg, Fernand Fehlen, dans une interview publiée mardi dans le Tageblatt : «Leur grand dilemme est qu'ils ne se sentent plus convenablement représentés par le LSAP, mais que de l'autre côté, ils ne voient pas vraiment une alternative réelle». Car outre le CSV, dont l'électorat très légitimiste, a, toujours selon les sondages RTL/Ilres, adhéré à 77 pour cent (!) au traité et donc à la position de la majorité gouvernementale – et surtout de leur Premier ministre, «qui fait cela très bien» selon l'adage des vieux électeurs surtout, 75 pour cent des plus de 70 ans ayant voté oui –, le grand gagnant de cette campagne référendaire est le Comité pour le non à cette Constitution, se situant majoritairement à gauche du LSAP. Dénigré par le président du groupe parlementaire CSV, Michel Wolter, à la télévision comme un «amas de communistes et de l'extrême-gauche», le comité a réussi à mobiliser massivement autour de son opposition au traité avec peu de moyens financiers et sans aucune administration ni gouvernementale, ni de grands partis ou aucune autre organisation structurée. Certains de ses militants sont certes membres de La Gauche, mais d'autres, souvent des jeunes (soixante pour cent des 18 à trente ans auraient voté non, selon Charles Margue de l'Ilres), sont issus des mouvances altermondialistes ou ont commencé leur politisation avec cette campagne. «La campagne du non social et démocratique a été l'événement de ce référendum, se réjouit le comité dans un communiqué publié le lendemain du référendum. Cette campagne, où notre comité a joué un rôle décisif, a posé les bonnes questions et a permis de combattre la propagande mensongère du oui. Nos actions, dépliants, affiches et participations aux débats sont venus perturber la machine de propagande en faveur d'une Constitution néolibérale et antidémocratique.» Portés par ce succès, ses membres veulent rester organisés et continuer à militer contre des mesures européennes jugées anti-sociales. Même si les raisons de voter non sont multiples et éclectiques, voire disparates – contre l'élargissement, 68 pour cent, texte trop libéral, 39 pour cent, ras-le-bol général, 29 pour cent, selon RTL/Ilres, racisme, mépris pour les demandeurs d'asile et peur d'une augmentation des étrangers dans le pays selon certains micro-trottoirs et discussions de comptoir –, (tout comme d'ailleurs les motivations pour le oui), le vrai clivage qui traverse le pays en ce début du millénaire est une scission ancestrale. Elle divise la nation entre ceux qui participent au pouvoir (politique, économique) d'une manière ou d'une autre, en voient les avantages, et ont donc intérêt à le pérenniser – aussi celui du Luxembourg en Europe, voire celui de l'Europe dans le monde –, et ceux qui en sont exclus et protestent contre cet état de fait. La première exclusion est celle qui n'a pas pu s'articuler : celle des non-Luxembourgeois, travaillant majoritairement dans les couches socio-économiques défavorisées (ou-vriers, employés dans le secteur des services....) : malgré les déclarations d'intentions des partis politiques, les ressortissants européens n'ont pas pu participer au référendum, suite à l'opposition du Conseil d'État surtout. À Esch-sur-Alzette par exemple, où 53,24 pour cent des votants ont opté pour le non, seule la moitié de la population résidente a été admise au vote : 50,19 pour cent des habitants y sont étrangers ; sur les 28 443 personnes de la population résidente, 11 992 personnes sont ressortissants européens. Plus de 60 pour cent des actifs eschois sont ouvriers. André Hoffmann (La Gauche), échevin eschois responsable des questions sociales, fut un des hérauts du non durant la campagne, s'engageant justement sur les questions sociales. «Je me retiens bien de tirer une quelconque conclusion des résultats eschois,» met en garde l'échevin et député Vert d'Esch, Félix Braz, qui affirme trouver aussi bien des exemples qui confirmeraient la thèse d'un vote de protestation sur le social ou sur des questions d'intégration des étrangers, que d'autresqui l'infirmeraient. Il préfère attendre des résultats concrets d'études scientifique. Ben Fayot prend exactement les mêmes précautions, bien qu'à Luxembourg-ville, la très europhile capitale (61,45 pour cent de oui) dont il est également conseiller communal, trois bureaux dans les quartiers les plus populaires (Gare et Bonnevoie), la majorité ait également voté non. Or, pour les défavorisés, les chômeurs, les RMGistes, les ouvriers au salaire social minimum, l'équation Europe = globalisation de l'économie = concentration des grandes entreprises = délocalisation de l'industrie = augmentation du chômage est une peur réelle. Plus réelle qu'un quelconque plaidoyer sur la réorganisation des institutions européennes, qui restent opaques pour la plupart des citoyens, même après cette campagne. D'ailleurs, il s'avère que les questions institutionnelles ne sont pas vraiment aussi passionnantes que les technocrates des partis qui passent leurs journées dans des salles de réunion climatisées à éclairage artificiel veulent bien le croire. À la Chambre des députés, mardi, la majorité des intervenants dans une heure d'actualité sur les résultats du référendum demandaient une analyse plus détaillée, l'Université du Luxembourg devrait prochainement être saisie d'une étude politique. «Mais j'ai bien peur que le Comité pour le non va avoir des surprises à la découverte des vraies raisons du non,» fit remarquer le président du groupe parlementaire des Verts, François Bausch, à la tribune du parlement. Laissant entendre entre les lignes, sans le dire, que certaines motivations pourraient avoir été nationalistes, voire xénophobes – contre les Turcs, les plombiers polonais, les demandeurs d'asile et les voisins portugais. Or, le racisme exprimé de plus en plus ouvertement durant cette campagne remet aussi, voire surtout en question la gestion de l'immigration par le gouvernement : là encore, il serait utile de faire participer le plus grand nombre au pouvoir et à la responsabilité. Si les demandeurs d'asile, par exemple, avaient le droit de travailler et donc de gagner leur vie et payer leur loyer, il n'y aurait plus besoin de les «parquer» dans des foyers et de les réduire à l'attente et à l'oisiveté la plus totale – ce qui est certainement pour beaucoup dans le rejet de plus en plus public de leur présence. En facilitant l'accès à la nationalité luxembourgeoise, par exemple par l'introduction de la double nationalité promise dans l'accord de coalition CSV/LSAP de 2004, on ouvrirait aussi la participation politique à toute une partie de la population résidente qui en est actuellement exclue. Seules 223 000 personnes sur une population de plus de 450 000 habitants ont été appelées aux urnes. Et maintenant, camarades ? Ben Fayot et Alex Bodry estiment d'une même voix qu'il faudra utiliser les résultats du référendum comme base de discussion pour un certain nombre de réformes : mieux expliquer l'Europe et en parler davantage (aussi entre deux scrutins européens), réformer les institutions, notamment la Chambre des députés, pour qu'elle puisse discuter les directives européennes en amont (comme prévu dans le traité), séparer enfin les élections européennes des législatives, éviter les doubles candidatures, prendre au sérieux le «message social» de ce scrutin pour faire une politique économique, d'emploi et d'intégration active, s'engager pour accélérer la définition du service public européen… «La raison d'être d'un parti socialiste doit être le volet social, résume le président du parti. Dans ce sens, rien ne change pour nous…»

josée hansen
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