Le Luxembourg et le Code civil de 1804 à aujourd’hui dans une approche sociétale et historique

Liberté, égalité, propriété

d'Lëtzebuerger Land du 25.08.2017

La Révolution française a chamboulé la société luxembourgeoise, c’est bien connu. Les changements au niveau administratif sont le plus souvent évoqués dans une première approche. Le Luxembourg devient un département français : de nouvelles subdivisions apparaissent (par exemple les communes et cantons). Une nouvelle structure judiciaire est également installée (arrondissements judiciaires) : justice de paix, tribunal correctionnel (au niveau de l’arrondissement), tribunal criminel. Enfin, l’enseignement est réformé. S’y ajoutent des modifications sociétales, qui ont leur origine dans le droit. La France a réussi une œuvre monumentale dans ce domaine1 : Code civil de 1804, Code de commerce de 1807 et Code pénal de 1810.

L’essence du Code civil présente trois traits idéologiques : la laïcité, l’égalité et la propriété. L’état civil (naissances, mariages, décès) sort définitivement de l’emprise de l’Eglise. Le Code civil ignore la religion. Portalis, principal rédacteur du Code civil2, a élaboré une formulation qui reste d’actualité : « Les citoyens peuvent professer diverses religions ; mais il faut des lois pour tous ». Le Régime français a donc sorti le Luxembourg du tout religieux.

Le Code civil a consacré l’égalité devant la loi ; l’ère de l’individualisme a commencé. Cette égalité garde un aspect formel, car la bourgeoisie dispose à la fois du pouvoir économique et du pouvoir politique. Le couple égalité/liberté signifie aussi liberté du commerce, ce qui a deux conséquences : émergence d’une bourgeoisie marchande (par exemple négoce de gros) ; apparition, timide il est vrai, d’une classe moyenne dont « tenir boutique » est une caractéristique centrale.

Le Code civil est composé de trois livres, seul le premier traite des personnes. Les deux autres s’occupent exclusivement des biens et de la propriété. D’ailleurs, ce Code favorise et protège particulièrement la propriété immobilière. Deux facettes apparaissent : il importe de libérer la propriété immobilière des charges que l’Ancien Régime lui fait subir ; la terre reste le facteur de production par excellence. En France, 80 pour cent de la population tirent leur revenu, voire leur existence, de la terre (directement ou indirectement) ; au Luxembourg, ce pourcentage est largement dépassé.

L’engouement pour la propriété immobilière ne s’est jamais démenti au Luxembourg. D’où : liberté, égalité, propriété3 ; la troisième l’emportant sur la deuxième. La propriété est sacralisée : les propriétaires terriens choisissent en dernier ressort, avec l’aide du jeu des institutions politiques, les députés ; le cens électoral favorise à son tour la propriété. Pays légal et pays patrimonial se superposent.

Les trois Codes

Les Constitutions se sont succédé, mais le Code civil perdure. En 1903, sort le premier Code civil luxembourgeois, édité par Pierre Ruppert. On dit que le Luxembourg et la France sont liés par des liens culturels. Les liens en relation avec le droit français sont aussi forts, sinon plus que les liens culturels.

Le premier Code de commerce remonte à 1893, édité également par Pierre Ruppert. Il s’agit d’une édition restreinte, car destinée aux élèves de la section commerciale de l’École industrielle et commerciale (cours de droit commercial en 2e et 1ère de la section commerciale). Une édition plus étoffée paraît en 1899. Des dispositions légales liées à l’industrie et le travail y sont ajoutées. Une autre innovation est introduite : les décisions jurisprudentielles sont placées à proximité du texte. Enfin, en 1915, c’est le tour d’une édition complète, avec le tout nouveau droit des sociétés. Celui-ci a été inspiré du droit belge (cf. avant-projet de loi élaboré par le professeur Jean Corbiau de l’Université catholique de Louvain).

Une réforme approfondie, inspirée du Code pénal belge de 1867, a été effectuée en 1879. La même année Pierre Ruppert publie une « petite édition » du Code pénal, tenant compte de la révision de cette année (avec texte allemand). En 1900, paraît une édition du Code pénal accompagné d’une révision du Code d’instruction criminelle.

Une autre société

L’égalité devant la loi et le droit de propriété génèrent des conséquences qui marquent le Luxembourg dans la longue durée. Examinons les trois principales composantes de la société.

La bourgeoisie est la grande gagnante du Régime français. Les trois Codes profitent surtout, sinon exclusivement, aux possédants. La vente des biens nationaux, en fait de l’Église (quarante pour cent proviennent des abbayes et des couvents4) a un double effet. Les acquéreurs de ces biens nationaux (souvent à bon prix) sont favorables au nouveau régime, par intérêt personnel. Cette « redistribution » de biens immobiliers profite à la fois aux « Français de l’intérieur » et à la bourgeoisie luxembourgeoise, qui s’est enrichie au cours de cette période.

La grande masse de la population est paysanne : autour de 96 pour cent de la population totale (selon Gilbert Trausch). Les paysans propriétaires sont minoritaires ; ils embauchent parfois du personnel. Les gros propriétaires relèvent plutôt de la bourgeoisie. La propriété foncière est leur signe distinctif. Quant aux paysans sans propriété, ils sont majoritaires. Il s’agit d’une masse de petits exploitants, journaliers, ouvriers agricoles, garçons/filles de ferme, etc. La liberté économique ne leur est pas favorable, au contraire, ils ont perdu la protection, même éphémère, de l’Ancien régime.

Les ouvriers sont les grands perdants du Code civil. D’ailleurs, les ouvriers industriels sont encore peu nombreux dans le Département des Forêts. Les ouvriers sont serrés dans un triple carcan. En 1803, est créé le Livret d’ouvrier, sorte de passeport intérieur obligatoire. Ce livret, retenu entre les mains du patron, a une triple finalité : d’abord, il retrace l’ensemble des emplois successifs du détenteur ; ensuite, il s’agit d’un contrôle social de l’ouvrier ; enfin, le dernier but du livret consiste à éviter les débauchage d’ouvriers d’entreprises concurrentes. En France, le livret est aboli en 1890. Tel n’est pas le cas au Luxembourg : en 1915 la Chambre de commerce rappelle en vain au Gouvernement l’existence du livret, qui est tombé en désuétude.

Selon l’article 1781 du Code civil, le maître est cru sur parole en matière de salaire ; voilà un exemple flagrant d’inégalité face à la loi. En France cet article est abrogé en 1868 ; au Luxembourg il faut attendre l’année 1885. L’article 310 du Code pénal interdit de forcer à la hausse ou à la baisse des salaires, de porter atteinte à la liberté des maîtres et des ouvriers (par exemple des rassemblements près des établissements où ils travaillent). En d’autres termes, les ouvriers son interdits de coalition (syndicats) et de grève. Il faut attendre 1936, pour que ces dispositions disparaissent.

La famille

La pierre angulaire de la famille adossée au Code civil de 1804 est le principe d’autorité : la famille est organisée à l’image de l’Empire. Cette famille est définie par une série de caractéristiques générales.5 À commencer par la hiérarchie des sexes. Portalis6 a bien formulé cette caractéristique : « L’autorité maritale est fondée sur la nécessité de donner, dans une société de deux individus, la voix prépondérante à l’un des associés, et sur la prééminence du sexe auquel cet avantage est attribué ». La maternité et l’éducation des enfants sont la « véritable » vocation des femmes. L’image de la « jeune fille oisive »7 est prépondérante dans la bourgeoisie et dans les classes moyennes supérieures. C’est encore le cas au début du XXe siècle au Luxembourg. L’exercice d’une profession par des femmes est le plus souvent lié au célibat (par exemple institutrice). Deux exceptions au moins peuvent être retenues : les femmes dans l’agriculture et dans le commerce. La première statistique (1907) à cet égard qualifie ces femmes d’« aidantes ».

Le corollaire de la hiérarchie des sexes est une certaine sécurité juridique de la femme mariée : la durée du mariage. Le Code civil de 1804 a introduit le divorce. En 1816, le divorce est abrogé en France, mais pas au Luxembourg. Ce n’est guère un signe de modernité, mais plutôt l’expression de la « loi de l’inertie ». D’ailleurs, le nombre des divorces reste limité au XIXe siècle : 35 unités entre 1841 et 1890.

Le Code civil a institué un rapport social dissymétrique entre les deux sexes. L’assujettissement civil de la femme mariée à son mari est retenu clairement dans le Code : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari » (ancien article 213). » La dépendance économique de la femme vis-à-vis de son mari n’est pas moins sévère. « La femme, même […] séparée de biens, ne peut donner, aliéner, hypothéquer, acquérir, à titre gratuit ou onéreux, sans le concours du mari dans l’acte, ou son consentement par écrit » (ancien article 217). Enfin, la puissance paternelle vis-à-vis des enfants est exercée par le père, bien que la mère s’occupe de l’éducation des enfants. Selon l’ancien article 373, « le père seul exerce cette autorité durant le mariage ».

Ce type de famille est qualifié de « traditionnel » : le mari travaille à l’extérieur, la femme au foyer s’occupe des enfants. Ce modèle « standard » change sous l’effet de plusieurs facteurs. Les moyens de contraception modernes se répandent rapidement, séparant sexualité et procréation : de nouvelles perspectives s’ouvrent aux femmes. Le travail féminin s’étend rapidement, en relation avec la montée des services (cf. place financière). À son tour, l’activité rémunérée des femmes leur assure l’autonomie financière, ce qui conduit à une dépendance mutuelle moins prononcée des conjoints.

C’est l’apparition de la « démocratisation » du lien conjugal : le couple décide librement de son échec ou de sa réussite. L’insatisfaction d’un conjoint (par exemple son manque d’épanouissement personnel) peut facilement mener à la rupture, mais une nouvelle relation peut se nouer parfois rapidement. Selon le sociologue François de Singly « le divorce est inscrit dans le mariage amoureux ».8

La disparition progressive de la femme au foyer oblige la famille à externaliser au moins partiellement leurs besoins en services, par exemple garde des enfants ou le recours à la restauration pour le déjeuner. Si l’on y ajoute le coût croissant du logement, le besoin d’une ou même de deux voitures, les charges incombant au ménage explosent. Le salaire des deux conjoints devient une nécessité.

Retenons encore deux facteurs. L’économie financière favorise le travail féminin, au moins par rapport à la société industrielle, où les femmes sont le plus souvent confinées dans des postes subalternes. La « révolution » de l’enseignement des jeunes filles change la donne. La rupture qualitative joue à partir de 1968 : même enseignement secondaire pour filles et garçons. La rupture quantitative apparaît au tournant de l’année scolaire 1982/83 : le nombre de jeunes filles inscrites à l’examen de fin d’études secondaires dépasse pour la première fois celui des garçons.

Ces changements sociétaux ont abouti à deux lois décisives : loi du 12 décembre 1972 relative aux droits et devoirs des époux et la loi du 4 février 1974 portant réforme des régimes matrimoniaux. Selon le Conseil d’État « le Grand-Duché sera l’un des derniers pays de l’Europe à abroger les principes de la puissance maritale et de l’incapacité de la femme mariée ».9

Mais, à certains égards, le cas luxembourgeois, présente des spécificités.10 Ainsi, l’Église garde une large influence sur la vie sociale, et ceci jusque vers les années 1950/60. Depuis l’œuvre de Mgr Jean-Théodore Laurent, dynamique vicaire général (1842-1848), l’Église luxembourgeoise est bien présente dans l’espace public. Quant à l’industrialisation, elle ne sépare pas nettement le pays en sphère industrielle et sphère rurale. La pratique des professions accessoires (par exemple ouvriers pratiquant accessoirement l’agriculture) persiste longtemps dans notre pays et n’a même pas complètement disparu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette persistance de la mentalité paysanne, tout en atténuant les effets de l’industrialisation, a un impact conservateur sur la vie sociale. Ainsi c’est en 1911 seulement que deux lycées de jeunes filles sont créés, l’un à Luxembourg, l’autre à Esch/Alzette. L’enseignement public commun aux garçons et aux filles est assuré tardivement dans notre pays, par la loi du 10 mai 1968 sur l’enseignement secondaire.

Quelques mots de conclusion

La propriété individuelle est et restera au centre de l’organisation sociale au Luxembourg. Le couple bourgeoisie/droit est le vrai gagnant du Régime français. Par ailleurs, le droit français a eu un effet durable sur la société luxembourgeoise et a fait contrepoids à l’influence économique de l’Allemagne depuis 1842 (cf. Zollverein).

L’égalité devant la loi ne signifie nullement égalité de fortune. Au contraire, la société luxembourgeoise, livrée au seul Code civil, génère des inégalités sociales. L’égalité devant la loi, pièce maîtresse du Code civil, fait disparaître toute inégalité liée à la naissance, mais aggrave l’inégalité devant la fortune. Voilà qui a assuré la prédominance absolue (politique, économique et culturelle) de la bourgeoisie luxembourgeoise, jusqu’à l’entre-deux-guerres. Le XIXe siècle a été une période d’inégalités sociales : la hiérarchie de la naissance a été remplacée par la hiérarchie de la fortune.

Le Régime français, une période de temps limitée (1795-1814), n’a pas fini de marquer la société luxembourgeoise. Le Code civil a organisé le vivre-ensemble de la population du Luxembourg sur deux siècles. À la fin du Régime français, le travail et la production ont entièrement structuré la vie sociale. Selon le sociologue Jean Viard ce Régime « visait à effacer ces cadres du temps religieux pour instaurer le temps unique du travail ».11 Depuis le temps du Code civil de 1804, le travail dresse de nouvelles hiérarchies sociales et professionnelles. D’ailleurs, cette construction du travail « sera la force productive qui permettra la révolution industrielle et arrachera les sociétés aux rythmes agraires et saisonniers ». Plus tard, la protection sociale est adossée étroitement au travail : loi de 1901 (assurance sociale) ; loi de 1902 (assurance accident) ; loi de 1911 (sur la retraite).

La longévité du Code civil a été soulignée, à juste titre. S’y ajoute, pour le Luxembourg, deux autres aspects. Le Code civil luxembourgeois est plus près de celui de 1804 que celui de la France actuelle. Ce Code, introduit au temps de la société agricole, à laquelle il a été destiné, a traversé sans encombre la société industrielle qui a abouti à la société de services. Le Code de 1804 a bien été modifié au cours de sa longue existence, mais son essence même a persisté durablement. Il n’a pas fini de nous étonner.

Gérard Trausch est économiste spécialisé dans la démographie. Depuis 2009, ce professeur à la retraite travaille à une histoire économique et sociale du Luxembourg dont les trois premiers volumes sont parus dans les Cahiers économiques du Statec. Le quatrième volume sortira dans les prochaines semaines.

1 Jean-François Niort, Homo civilis – Contribution à l’histoire du Code Civil français, 1804-1965, Aix-en-Provence, 2004, 931 pages (en deux volumes) ; voir aussi Jean-Louis Halpérin, L’impossible Code civil, Paris, 1992, 309 pages.

2 Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, préface de Michel Massenet, Paris, 1999, p. 36.

3 Jean-François Niort, 2004, op. cit. p. 288 et suivantes.

4 Gilbert Trausch, La suppression des couvents de la ville de Luxembourg sous le Directoire, tiré-à-part Hémecht n° 4, 1958, et n° 1, 1959,
103 pages.

5 Irène Théry, Couple, filiation et parenté aujourd’hui – Le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée, Paris (rapport à la ministre de l’Emploi et de la Solidarité et au Garde des Sceaux, ministre de la Justice), 1998, p. 27 et suivantes.

6 Portalis, Tronchet, Bigot de Préameneu et Maleville ont élaboré le projet de Code civil. La citation provient de François Ewald, Naissance du Code Civil 1800-1804, Paris, 1989, p. 56.

7 Françoise Battagliola (sociologue), Histoire du travail des femmes, Paris, 2004, p. 59 et suivantes.

8 François de Singly, Trois thèses sur la famille contemporaine, in : Didier Le Gall et Claude Martin, Familles et politiques sociales – Dix questions sur le lien familial contemporain, Paris, 1996, p. 57.

9 Avis du Conseil d’État sur le projet de loi relatif aux droits et devoirs des époux, en date du
8 décembre 1970.

10 Gérard Trausch, La société luxembourgeoise depuis le milieu du XIXe siècle dans une perspective économique et sociale, cahier économique n° 108 du Statec, Luxembourg, 2009, p. 48 et suivantes.

11 Les deux citations proviennent de Jean Viard, La France dans le monde qui vient – La grande métamorphose, Paris, 2013, p. 70 et p. 71.

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Gérard Trausch
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