Art moderne

À visée universaliste

d'Lëtzebuerger Land du 15.03.2019

Il s’en faut de peu, et vous comme moi aurions eu les honneurs des cimaises du Centre Pompidou. Car il se trouve sans doute l’un ou l’autre exemplaires de la collection Tel, de Gallimard, dans nos bibliothèques, Sartre, Foucault, Starobinski, je le mentionne en particulier parce que cet initiateur à la littérature du XVIIIe, et au-delà à l’histoire des idées vient de nous quitter ; les volumes, une petite centaine, de 1976 à 1985, en portaient en couverture des œuvres de Victor Vasarely, et ils sont là, accrochés dans une des salles de l’exposition. Comme les autres couvertures, de la collection 3D Classics, de la Deutsche Grammophon, Strauss par exemple par Lorin Maazel et les Wiener Philharmoniker. À l’époque, on n’échappait pas aux sortilèges géométriques, aux effets grisants de couleur, de l’artiste d’origine roumaine.

L’exposition du Centre Pompidou, vingt ans après la mort de Victor Vasarely, c’est donc aussi une remontée, ou descente, comme on voudra, dans le temps. Un peu une recherche du temps perdu, et de ses illusions, en matière esthétique et au-delà, en l’occurrence. Témoin le Nouvel Observateur, la couverture de son numéro 184, du 22 mai 1968, portant comme titre le grand chambardement. Et allez voir, peut-être que dans le garage, vous trouverez un Vasarely, le logo fait pour Renault avec son fils en 1972, le célèbre losange strié.

C’est à Budapest, au Mühely de Sandor Bortnyik, dans la suite du Bauhaus que Victor Vasarely s’est formé. Côté Beaubourg, on y passe assez vite, juste assez pour montrer ce qui était déjà en germe, dans tels Zèbres, de 1938, par exemple, entrelacés dans leurs rayures. On a laissé de côté le Vasarely politique, présent à Francfort, dans l’exposition du Städel, à la fin de 2018. Avant d’en arriver au Vasarely très, voire trop connu, on est des fois victime de son succès, d’une sorte de tsunami visuel, c’est du plaisir de s’attarder aux moments autour des années cinquante, les galets de Bretagne, les contrastes de lumière et d’ombre de Gordes, les carrelages craquelés de la station de métro Denfert-Rochereau. Des peintures d’une grande finesse, d’une belle musicalité, voici Goulphar, avec ses formes triangulaires arrondies, qui tire son nom d’un site de Belle-Île-en-Mer ; voici Sauzon, de 1950 précisément, avec ses formes dans leur agencement vertical, en altitude, en équilibre fragile, on part du noir pour aller au jaune et au rose. À la fin de l’exposition, on retrouve le même charme dans une série d’estampes, une édition quand même portée à 200 exemplaires, titrant sur le pays aujourd’hui martyr du Venezuela.

Entretemps, c’est du Vasarely qui vous en met plein les yeux, ça bouge, ça vit, ça permute, à un rythme tel que vous avez du mal à suivre. D’autant plus quand il franchit le pas de ce qu’il a appelé, avec l’unité plastique, un carré-fond qui accueille une forme géométrique d’une autre valeur chromatique, son espéranto visuel ; Et il ne s’agit plus alors seulement de démocratisation de l’art comme on l’entend d’habitude, de le faire entrer dans la vie de tous les jours, jusque dans l’architecture. Il est cette ambition-là bien sûr, mais Vasarely veut aller plus loin. Il voulait un langage plastique utilisable par tous. Tous artistes, créateurs, chacun à sa façon, combinant à son gré, un peu à la façon d’un jeu de construction, les jeux Meccano de notre enfance. Seulement, là, ça aboutit à la salle à manger du siège de la Deutsche Bundesbank, à la façade du siège social de RTL, au Centre architectonique, actuelle Fondation Vasarely, à Aix-en-Provence.

Ultime étape, l’élan se fait plus impétueux encore, la visée universaliste devient cosmique, avec les grandes séries des dernières années, des dernières salles où l’on ne peut que saluer l’exaltation. On est alors loin des aléas, des ennuis qui ont commencé en 1992 avec la querelle de l’artiste et de ses héritiers face aux administrateurs de la Fondation. Dix ans avant, le spationaute français Jean-Loup Chrétien avait emporté un ensemble de sérigraphies de Vasarely à bord de la station spatiale orbitale soviétique Saliout 7, une façon quand même de donner à cet art la dimension que son auteur ambitionnait.

Vasarely. Le partage des formes, exposition au Centre Pompidou, Paris, ouverte jusqu’au 6 mai 2019, tous les jours de 11 à 21 heures, fermé le mardi, nocturne le jeudi jusqu’à 23 heures ; centrepompidou.fr

Lucien Kayser
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