Bibliothèque nationale

« ... pour me divertir, dans cette roche affreuse, une bibliothèque »

d'Lëtzebuerger Land du 23.08.2001

J'ay pour me divertir dans cette roche affreuse, 

une bibliotheque, et superbe, et nombreuse:

venez la voir, seigneur, mes livres ont des voix ; 

et ces grands conseillers ne flattent point les rois.

Georges de Scudéry:

Alaric, ou Rome vaincue. Poème héroïque (1654) 

Les mauvais princes n'aiment pas les livres. Doit-on y voir la raison pour laquelle la Bibliothèque nationale (BNL) fait figure de parent pauvre parmi les institutions à caractère culturel et scientifique de notre pays ?

Au vu des dépenses annoncées pour les années à venir en matière d'infrastructure culturelle et scientifique - 50 milliards de francs -, on constate que tout juste un peu plus de deux pour cent de cette somme seront consacrés à la Bibliothèque nationale !

Que dès à présent le service public pâtisse de la désaffection politique à l'égard de la BNL, toutes les statistiques, y compris les statistiques de fréquentation de la bibliothèque, le prouvent. 

Ce qui est sans doute plus grave, parce que moins réparable, c'est qu'en refusant à la Bibliothèque nationale les moyens de son développement, les responsables politiques de notre pays sacrifient un patrimoine existant, les fonds historiques de la BNL, au profit d'infrastructures nouvelles au contenu en grande partie indéfini.

Les fonds historiques de la BNL

Entendons-nous d'abord sur la notion de collections ou fonds historiques (historische Bestände). La pratique bibliothéconomique actuelle considère encore l'année 1800 comme terminus ad quem de ces fonds (1811 d'après le décret 88-1037 de la République française!). Dès le début du XIXe siècle en effet, l'introduction de nouveaux procédés techniques, tant dans l'imprimerie que dans la fabrication du papier, modifie la physionomie du livre qui depuis la Renaissance avait à peine changé. La prise de conscience de la spécificité des impressions du XIXe siècle et surtout les problèmes liés à la conservation de ces documents conduiront toutefois le bibliothécaire à étendre peu à peu le traitement réservé aux livres anciens à l'ensemble des publications allant au moins jusqu'à la Première guerre mondiale.

Dans le cas spécifique d'une bibliothèque nationale, on peut se demander en outre si tout document qui s'y trouve en vertu de l'obligation de conservation qui lui est faite ne doit pas être considéré, dès le lendemain de son dépôt à la bibliothèque, comme faisant partie d'un fonds historique.

Ces fonds historiques de la BNL se répartissent par conséquent sur plusieurs départements de la bibliothèque: la Réserve précieuse (avec ses sections de manuscrits anciens et modernes, d'incunables et de post-incunables, de cartes et plans, de collections iconographiques, de reliures anciennes, etc.), le fonds des imprimés anciens (qui comprend tous les imprimés entrés à la BNL avant 1927, date à laquelle un nouveau catalogue a été mis en œuvre), le fonds des périodiques étrangers (qui possède quelques périodiques antérieurs à 1800 et de nombreux périodiques du XIXe siècle) et surtout le département des luxemburgensia, une collection unique et donc irremplaçable de documents imprimés au Luxembourg depuis les débuts de l'imprimerie dans ce pays (livres, brochures, périodiques, etc.) ou y touchant de près ou de loin - la véritable raison d'être de l'institution. 

Ce qui frappe au premier abord, c'est peut-être l'austérité des collections de la Bibliothèque nationale, si on les compare à celles d'autres bibliothèques nationales, mais aussi aux fonds de bibliothèques de formation, de taille et de structure analogues, comme la bibliothèque municipale de Metz ou la Stadtbibliothek de Trèves. 

Peu de manuscrits, peu d'incunables (pas de bible de Gutenberg, par exemple !), un fonds ancien intéressant mais hétéroclite, comprenant une pléthore de livres de théologie, de droit canon, de littérature religieuse, faisant apparaître toutefois un déficit d'ouvrages de sciences et de littérature des siècles passés.

Tout cela s'explique entre autres par l'absence de cour princière (et de bibliothèque de cour) et par le fait que le Luxembourg n'a eu au temps de l'Ancien Régime ni d'académie, ni d'université (et donc pas de milieux intellectuels et scientifiques dignes d'être mentionnés). 

La mentalité obsidionale, le monolithisme religieux et la pauvreté relative de la région ont par ailleurs pesé sur la production de livres au Luxembourg, qui ne s'y développe que relativement tard (au début du XVIIe siècle, voir le site www.luxemburgensia.lu). 

La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe ont été en outre marqués par une série de désastres culturels: la dispersion de la bibliothèque des jésuites en 1778 (dont il ne faudrait toutefois pas surestimer l'importance des fonds!), la ruine des bibliothèques de couvents et d'abbayes dans le sillon de la Révolution française, et finalement la visite de l'ex-bénédictin Maugérard venu choisir pour la Bibliothèque nationale de Paris les plus belles pièces sauvées des monastères de l'ancien Duché de Luxembourg.

Ce qui manque à nos fonds historiques, c'est le côté spectaculaire. En dehors de quelques pièces maîtresses, comme la bible géante d'Echternach ou l'une ou l'autre reliure aux armes de Pierre-Ernest de Mansfeld, la BNL n'offre guère de coulisse adéquate à des visites d'État, elle ne se prête pas volontiers à de grands échanges culturels internationaux, à des inaugurations fastueuses, à des discours faciles sur la beauté des objets etc. 

Mais devons-nous pour autant avoir honte du contenu des ouvrages qui constituent les fonds historiques de la BNL? Ils font partie de notre histoire et nous imposent une mission de conservation, de diffusion et d'exploitation scientifique. Il serait bien ridicule de commencer au début du XXIe siècle une collection de livres d'heures ou de dépenser une fortune pour acquérir quelques incunables sur le marché du livre ancien. À une époque où la mise en réseau des bibliothèques se développe et où de grandes institutions ont commencé à tenir leurs fonds historiques à la disposition des chercheurs via internet (voir par exemple le site de la Bibliothèque nationale de France), il est impératif que la BNL se recentre sur ses fonctions essentielles: imiter les grandes bibliothèques homologues de l'étranger ne doit pas consister à collectionner les mêmes objets que ces institutions-là, mais à s'inspirer des soins dont celles-ci entourent leurs collections.

On ne change pas le caractère d'un fonds historique, mais on doit, chaque fois que l'occasion se présente, tâcher de le compléter dans la logique des collections existantes.

Des exemples dans le passé ont montré qu'une telle stratégie peut conduire à un véritable enrichissement de la bibliothèque. Ainsi, à l'initiative du fondateur de la Réserve précieuse, Émile van der Vekene, la BNL a-t-elle constitué dans les années 1970-1995 une collection importante de cartes et plans de l'ancien Duché de Luxembourg - collection qui se basait sur un fonds existant et qui suivait programme d'achats bien défini. Il a été procédé de même pour les collections d'affiches et de cartes postales luxembourgeoises, ainsi que pour la collection de portraits de personnages ayant un rapport avec l'histoire du Luxembourg. Toujours dans le même esprit, la BNL s'est intéressée aux ouvrages auteurs d'origine luxembourgeoise. Ainsi s'est constituée au fil des années une collection très intéressante d'éditions de Johannes Sleidanus, de Bernard de Luxembourg, de Nicolas Mameranus et de Jean Sturm. Ces acquisitions ont d'ailleurs souvent débouché sur des publications qui ont fait la preuve de leur utilité scientifique.

État des collections et conditions de conservation

L'état de conservation des volumes du fonds ancien et des collections historiques luxembourgeoises pose de graves problèmes accentués par la consultation intensive des luxemburgensia et par les conditions de conservation déplorables qu'offre le bâtiment actuel de la BNL.

La manipulation inadéquate, tant dans les magasins qu'à la salle de lecture et sur les photocopieuses, conduit à une détérioration progressive des fonds, faute d'une culture du livre ancien et d'une discipline de conservation à l'intérieur de la BNL, et faute d'une éducation à la manipulation de documents fragiles du côté du public. Ajoutons qu'à la BNL il n'y a même pas de salle de consultation des documents rares et précieux !

Les 56 000 volumes du fonds ancien sont logés sous les combles de l'ancien Athénée, où ils sont exposés à des variations de température et de taux d'hygrométrie fort nuisibles à leur conservation. Si l'on ajoute que les risques d'incendie et d'inondation sont réels (câbles électriques et conduites d'eau et de chauffage en très mauvais état passant à proximité des collections) et que les livres ne reçoivent aucun soin d'entretien (jamais aucun cirage, faute de personnel!), on conçoit que plus d'un bel elzévier de la BNL ne rêve que de déménager!

À condition de ne pas devoir déménager dans une des chambres fortes créées à grands frais au sous-sol de la BNL pour accueillir la Réserve et le fonds des imprimés anciens! Ces caves ne semblent toujours pas asséchées (voir l'article du Land) et il y a fort à parier qu'elles n'offriront jamais la sécurité qu'exigent les collections devant y être déposées. En effet, en admettant même qu'un renforcement des installations de climatisation permette d'atteindre l'équilibre hygrométrique et de température souhaité, il suffirait d'une panne de la climatisation de quelques jours pour endommager durablement les documents. Il y a une dizaine d'années, un mauvais fonctionnement du système de régulation de l'ancienne chambre forte a conduit à deux doigts de la catastrophe.

En outre ces caves ne sont pas insubmersibles, c'est-à-dire que la moindre fuite d'eau (courante ou de chauffage) dans les étages supérieurs aurait des conséquences désastreuses pour les objets conservés au sous-sol.

Les déboires occasionnés par ces deux chambres fortes mal conçues devrait enfin faire comprendre aux responsables politiques qu'aucun bricolage ne permettra jamais d'adapter l'architecture de l'ancien Athénée aux besoins d'une bibliothèque moderne.

Ajoutons qu'il n'est pas normal que depuis plus de trois ans, la plus grande partie des collections de la Réserve précieuse se trouve déposée dans les coffres d'une banque privée, ce qui conduit à des délais de consultation fâcheux et à l'impossibilité pour les bibliothécaires de travailler correctement sur les fonds.

Afin de ne pas réduire le lecteur au désespoir, nous tairons ici les conditions de conservation des luxemburgensia, au premier étage de l'aile sud du bâtiment.

L'absence de grands projets

La revalorisation des fonds historiques de la BNL passera nécessairement par le lancement d'une série de grands projets bibliothéconomiques et bibliographiques, tels que la collecte systématique de luxemburgensia anciens, le remplacement des volumes perdus du fonds ancien, le catalogage scientifique des luxemburgensia du XIXe siècle (et du XXe!), etc.

À la Réserve précieuse, le catalogage des manuscrits anciens et modernes doit être entrepris aussi tôt que possible. Comment oserions-nous encore maudire le bénédictin Maugérard si nous ne sommes pas à mêmes de nous occuper convenablement des pièces qu'il nous a laissées!

Enfin la mise en valeur des fonds historiques implique la mise sur pied d'expositions et la réalisation de publications (bibliographies, catalogues d'expositions, etc.). Si l'on excepte une récente exposition consacrée aux reliures anciennes, due à un collaborateur extérieur de la BNL, la dernière grande exposition (avec catalogue) consacrée à un fonds historique de la bibliothèque date de 1995.

Le manque de personnel compétent

Sur trois spécialistes du livre ancien qui ont quitté la BNL depuis 1996 (volontairement ou par la puissance des baïonnettes), un seul a été remplacé. Ainsi il n'y a plus à l'heure actuelle de spécialiste de la cartographie ancienne, ni de la reliure historique, ni de l'histoire du livre, ni de l'histoire de l'imprimerie luxembourgeoise à la Bibliothèque nationale.

Le fonds ancien est entièrement abandonné à lui-même depuis fin 1999. Plus de service de renseignement bibliographique et de recherche spécifique (alors qu'il n'est pas aisé de s'y retrouver dans le dédale des catalogues anciens), plus d'exploitation scientifique du fonds (plus de catalogage, plus d'acquisitions, plus d'expositions, relâchage des relations scientifiques avec les institutions correspondantes à l'étranger), plus de supervision des magasins. Plus rien.

À la Réserve précieuse, le manque de personnel scientifique est tel qu'en moyenne un tiers de la cinquantaine d'ouvrages anciens acquis chaque année n'est plus catalogué. Sur la soixantaine de titres fort intéressants annoncés dans le rapport d'activité du ministère de la culture pour l'année 1997, seule une douzaine figurent au catalogue Aleph - et sont donc acessibles au public.

Enfin, comme il n'y a jamais eu d'atelier de restauration, il n'y a jamais eu de restaurateur, pas plus qu'il n'y a de magasinier spécialisé dans la manipulation de documents anciens.

Qui est responsable?

Il serait injuste d'attribuer toute la misère que nous venons de décrire au seul ministère de tutelle, certes défaillant. La responsabilité est collective, elle dépasse le gouvernement, et même notre classe politique tout entière. 

Cette responsabilité est aussi celle des intellectuels, des chercheurs, et de tous les utilisateurs des fonds historiques de la Bibliothèque nationale. Tant que ceux-ci ne se rendront pas compte que le mépris des autorités publiques pour notre patrimoine livresque atteint tout autant le lecteur que son livre, tant qu'ils ne réagiront pas face à la dégradation des collections et du service public, ou qu'ils continueront à pester entre cuir et chair au lieu de formuler des exigences et de demander des comptes, le sort des collections historiques de la BNL ne s'améliorera pas.

Et le ministère de tutelle continuera à maquiller ses erreurs stratégiques en faisant poser une moquette par-ci, en remplaçant un comptoir par-là, et en payant cher des études et des audits dont il taira religieusement les conclusions véritables au public, parce qu'elles donnent raison à Cassandre.

Références:

Rapports d'activité du ministère de la Culture. 1989-2000

La Bibliothèque nationale de Luxembourg, son histoire, ses collections, ses services. Luxembourg, 3-1994

Claude Weber: La Bibliothèque nationale de Luxembourg. Projet de restructuration et de développement. Luxembourg, 1996. 

Catalogue Aleph

Claude Weber
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