Körper

Corps machine, Corps souffrance

d'Lëtzebuerger Land vom 08.07.2016

Lorsque Frank Feitler invita, en 2005, la chorégraphe allemande Sasha Waltz à monter sa version de Dido & Aeneas de Purcell au Grand Théâtre, cette incroyable production avec une piscine géante sur scène, sa pièce révolutionnaire Körper avait déjà cinq ans et tournait sur les plus grandes scènes d’Europe. Onze ans plus tard, elle l’a reprise et faisait halte, la semaine dernière, avec cette production-clé au même Grand Théâtre, qui, en une décennie, a montré quasi toute sa production. Körper en est la clé de voûte, le fondement d’une esthétique radicale basée sur des moyens tout simples pour produire des images puissantes aux multiples codifications. Plus proche des arts visuels que d’une danse-aérobic, Sasha Waltz crée des tableaux universels, qui évoquent en chacun de nous des réminiscences du vécu et du vu – de Jérôme Bosch à la dernière visite chez le kinésithérapeute.

Une scène spartiate, seulement traversée par un élément mural à la diagonale. Alors que le public cherche encore sa place, des pieds, des mains, des jambes traversent déjà les trous dans la cloison. Plus tard, une fenêtre ouvrira la vue sur un lent ballet de corps nus entassés derrière le verre, comme des vers dans un magasin d’accessoires de pêche. Treize corps nus, beaucoup très maigres, on pense forcément à Auschwitz ou à ces tableaux du moyen-âge représentant l’enfer. Hans Peter Kuhn a créé une bande sonore minimaliste, où des sons électroniques ou organiques transpercent parfois le silence sur scène.

Suivent les histoires individuelles : Sigal, Claudia ou Luc viennent raconter leurs rituels corporels, au lever par exemple, ou lors d’un piquenique au parc. Mais il y a de la friture sur la ligne, un glissement sémantique qui fait que pour parler des jambes, le danseur indique sa tête, pour parler de sa tête, ce sera, par exemple, le genou. Tout n’est-il qu’une histoire de perception ? Plus tard, deux corps encastrés, homme et femme, formeront des centaures hybrides, deux femmes indiqueront, gros feutre à l’appui, le prix de leurs organes sur le marché – les reins à 54 588 euros –, des tas d’assiettes secouées symboliseront les colonnes vertébrales martyrisées, un corps raide servira de mètre étalon sur le mur tableau noir... Le corps, chez Sasha Waltz, est la base de toute l’existence humaine, sa matrice, il est machine et souffrance, beauté et destruction. Parfois, les danseurs s’alignent pour ne former qu’une humanité, ailleurs, ils s’agglutinent, s’opposent, luttent. Par moments, la concentration visuelle sur un point central de la chorégraphie est totale, par d’autres, on a envie de revoir encore et encore la pièce parce qu’il s’est passé tellement de choses au même moment qu’on a l’impression d’avoir raté l’essentiel. Comme on le ferait d’un classique du cinéma, devenu une référence. D’ailleurs Körper est déjà sorti sur DVD, avec S et noBody, les deux autres chorégraphies de sa trilogie sur le corps humain.

josée hansen
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